Journal d'une expérience inattendue - Procès 4: procès meurtre sur dépositaire de l'autorité publique, jour 4
Est-ce à cause de la médiatisation ? J'ai tendance effectivement à penser qu'elle explique la foule grossissante devant le portail. Comme hier, le « public » cantonné entre les sangles rouges s'est encore une fois densifiée, tout comme le groupe des policiers près du gardien de salle. Va-t-on tous rentrer? La salle, elle, n'est pas extensible.
Les jurés ont des cernes sous les yeux. La tension, la concentration, la route, il y a de quoi être fatigué. Certains font beaucoup de route pour venir, le département est grand...
Le président ouvre la séance en proposant aux accusés de s'exprimer :
« Je vous ai vu réagir aux témoignages des policiers hier. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
- Non.
- Non.
- Non, ce sera la réponse unanime des prévenus
- C'est votre droit », clôt cet aparté proposé avant d'accueillir les témoins du jour.
L'huissier de salle, toujours chaleureux, révèle ce matin ses talents de majordome. Il conduit avec douceur un monsieur en fauteuil roulant, pousse les sièges gênants, adapte le micro, demande si tout va bien... Ce nouveau témoin explique qu'en fin d'après-midi ce jour-là, à une heure qu'il a du mal à situer, il avait remarqué depuis son balcon une voiture étrange. Elle allait et venait lentement plusieurs fois, avant de s'arrêter près d'un jeune homme en criant : « Allez bouge-toi ! » Le passager est monté en criant : « Je l'ai eu, putain, je l'ai eu ! » C'est en entendant les infos quelques heures après qu'il a fait le lien potentiel avec le meurtre. La description du conducteur ? Pas visible depuis sa fenêtre. La description du passager ? Taille moyenne avec un pull à capuche qui le cachait. Bon... Voilà le témoignage le plus court que j'ai entendu. Peu de questions viennent l'approfondir. Me A., l'avocate de la défense, fait remarquer calmement que « Je l'ai eu » peut concerner tout un tas de réussites, il y a trop peu d'éléments pour s'appuyer sur ce témoignage. Elle n'a pas tort.
Le témoin est remercié sincèrement par le magistrat pour être venu de loin sans moyen de transport autonome, puis il est raccompagné avec tout autant de délicatesse par le majordome en robe noire.
L'huissier accompagne à présent une dame aux cheveux gris frisés. Tout est calme chez elle, les gestes, la parole, les réponses. Cette femme habite sur la placette et, le soir des faits, elle a entendu un cri puis un tir avant d'assister à la fin de la scène : la fuite du tireur, le policier à terre et son collègue en état de choc. Avec une autre voisine et l'acheteuse, elles ont donné les premiers secours en attendant l'arrivée des pompiers. Interrogée sur la présence des accessoires professionnels de la victime, elle n'a pas de souvenir. Toutes ses réponses ne se font entendre qu'après plusieurs secondes de silence. Rien ne la presse. Interrogée sur le trafic habituel de la place, elle explique avoir dû couper l'arbre de sa terrasse qui servait de planque à stupéfiants ; elle raconte les altercations avec les dealers qui bloquent la rue, mais elle assure qu'il n'y avait jamais eu de violence avec arme. À propos des faits, elle raconte l'affolement ambiant, la quinzaine de personnes qui géraient au mieux le choc pendant l'attente des secours. Elle partage son incertitude quand elle a dû essayer de reconnaître le tireur parmi près de cinq cents photos proposées par les policiers, dans les heures qui ont suivi le tir. Enfin, elle avoue qu'ensuite, devant l'ampleur ultra-médiatisée de l'affaire, elle a refusé de se rendre à nouveau au commissariat.
La troisième témoin qui s'avance maintenant, nous l'avons déjà vue. Il s'agit de la voisine à qui l'on a refusé de se constituer partie civile. Sa démarche est légèrement rigide et désarticulée à la fois, son dos voûté, ses cheveux au carré cache son visage qui regarde le sol. Elle se balance discrètement, comme si l'envie de partir en courant l'habitait. Le président l'accueille avec grande précaution et l'invite à déposer librement. Un long silence règne, elle semble avoir besoin de temps pour sortir de son apnée, puis sa voix résonne éraillée, coupée par des tremblements. Des bribes de phrases sont altérées par des bégaiements. Elle se tient au pupitre, parfois se courbe en avant, cherchant la force de raconter cette soirée. Elle décrit : un échange au téléphone sur son balcon qui surplombe la place, un coup de feu, un cri. Quelques sanglots freinent son récit. Personne ne la brusque, tout le monde est suspendu à ses lèvres tremblantes. Elle reprend son récit avec souffrance. Après ce coup de feu, elle n'hésite pas une seconde, elle descend en courant, en chaussons, voir ce qui se passe, sans se demander si le tireur est encore là. En bas de chez elle, elle découvre la victime au sol, la matraque et le brassard, et comprend que c'est un policier ; son collègue à côté en état de choc qui tente de lui expliquer ; le massage cardiaque, les yeux verts grands ouverts de la victime, son regard qui souffre, le sang. La témoin, crispée et tremblante, ne retient plus ses larmes. Son regard est parti dans le vide, elle n'est plus là, elle est sur la placette, et revit la scène loin de nous. Elle prononce les mots échangés avec la victime, ses encouragements pour tenir bon.
On entend des reniflements sur les bancs de la famille, certains jurés ont les yeux discrètement brillants. Elle est touchante cette dame, elle nous emporte dans ces longues minutes où elle a fait ce qu'elle a pu pour le sauver. « J'ai vu un homme sur qui on a tiré une balle sans lui laisser aucune chance. J'aurais tellement aimé qu'il se relève pour retrouver sa famille... J'y pense tous les jours. » Chaque mot lui pèse. Puis un soubresaut de colère lui fait accélérer ses morceaux de phrase : « Je l'ai vu mourir... Au nom de quoi ? C'est un être humain qui est mort, un père, un fils avant d'être un policier... On ne m'a pas tiré dessus, je ne suis pas victime et pourtant depuis ce jour-là, plus rien ne va. Je suis marquée et je le resterais toujours. Son regard et son sang ne me quittent plus, je les revois tout le temps. » Elle essuie ses larmes, se recentre en se baissant sur le pupitre, reprend son souffle.
Le président reprend le micro avec douceur : « Je sais combien c'est pénible pour vous d'être là, nous allons tenter d'être le plus prudent possible avec vous. Mais, nous n'avons pas le choix, il nous faut des réponses pour éclairer la vérité. Votre témoignage est très important. » Est-ce, au passage, un message subliminal aux avocats de la défense : cette femme est très fragile, gardez-vous de la bousculer ?
Le magistrat principal choisit de démarrer son interrogatoire par le contexte habituel de la vie sur cette place. C'est un sujet bien moins éprouvant pour la témoin, il lui offre un répit: « Depuis deux ans que j'y habitais, les dealers ont toujours été là, à tout moment du jour, de la nuit, de l'année. À force, on reconnaît tout le monde, les voisins, les vendeurs et les acheteurs. » Peu à peu l'interrogatoire cible les faits : le nombre de coups de feu entendus, l'aspect du tireur, la direction de sa fuite, et enfin, les objets autour du corps. Ayant réalisé le premier massage cardiaque, c'est elle qui a découvert la victime, telle qu'elle était équipée quand elle a reçu la balle. « L'image est gravée dans ma tête : une sacoche, son arme, le brassard, l'étui à la ceinture. C'était évident que c'était un policier. » Quelques minutes d'échanges ralentis par l'émotivité de la témoin explicitent la situation exacte de tous ces objets, leur aspect, l'auteur de leur déplacement. Le président reprend tous les éléments, l'occasion d'une pause pour cette femme qui peine à tenir debout. Il lui propose de s'asseoir, elle refuse. Quand il lui demande de décrire l'agitation autour des objets qu'elle a vus sur et à côté de la victime, Me B. qui était jusque-là concentré sur ses dossiers empilés, lui coupe la parole soudainement et s'écrie sans retenue :
« Vous ne pouvez pas dire qu'elle a dit qu'il avait son brassard !
La stupeur agite la salle.
- Vous ne m'interrompez pas ! ordonne le magistrat.
- Vous ne pouvez pas dire cela ! » insiste l'avocat.
Un duel verbal agressif prend place, à qui aura le dernier mot. Le ton monte haut. Le président, de part son statut, y met un terme en tapant brutalement de son marteau. « La séance est levée pour cause d'incident. » Je découvre le président d'un naturel si calme, énervé, vraiment contrarié. La cour se lève d'un seul mouvement et quitte la salle.
Nous sommes tous étonnés, nous entendons parler de ce brassard, de la sacoche, et de la matraque depuis plus d'un quart d'heure. Pourquoi l'avocat s'est-il ainsi énervé si soudainement ? N'écoutait-il pas les échanges ? Pendant cette pause imposée, je suis stupéfaite d'observer Me B. discuter, détendu, avec les autres avocats. Pas un signe d'exaspération ne règne sur son visage. Décèle-t-on ainsi les talents de comédien ? Créer un incident pour discréditer un témoin ou la cour, pour couper l'élaboration d'une thèse, créer un incident est peut-être un outil stratégique parmi d'autres.
Dix minutes ont suffit à laisser le calme reprendre sa place dans cette salle d'audience bondée. La témoin, toujours seule à la barre attend la suite, crispée. Le président pose à nouveau la question qui lui fut coupée : peut-elle lister les objets vus près de la victime ? Elle les cite à nouveau sans faillir mais en ajoutant tremblante :
« Cette scène, c'est une image qui hante mon esprit depuis ce jour-là. La victime, le sang, son regard... Ça ne s'oublie pas.
- Je suis désolée pour cette interruption qui ne vous apporte pas le calme dont vous avez besoin. », ajoute le président.
La dame craque, se replie sur elle-même et pleure à chaudes larmes. Être témoin, c'est vraiment être seul avec son histoire, seul devant tous. Sent-elle les regards de soutien plongés sur elle ? Je ne pense pas, l'émotivité la submerge totalement. Encore une fois, elle refuse de s'asseoir, regarde par terre et reprend son souffle. La partie civile et la procureure la questionnent rapidement sur sa reconnaissance de l'accusé. Comment la défense va t-elle aborder ce témoin ultra-sensible tant par sa personnalité que par l'importance de son témoignage ? Me B. s'avance d'un pas calme vers elle. Loin de se replier, de le craindre, cette femme stressée au plus haut point respire un grand coup et se redresse. L'avocat admet : « C'est vrai que je me suis emporté... Mais pourquoi parler de ce brassard qui n'apparait nulle part dans vos dépositions ? » Une série de questions la pousse dans des détails qui font vaciller son affirmation. Quelques pas lourds, un coude sur le pupitre, un regard sombre, l'avocat demande avec une voix de ténor : « Pourquoi changer de version aujourd'hui ?
- Ne criez pas, s'il vous plait ! intime le président.
- Peut-être parce que la presse mentionne partout que ce brassard est un élément décisif ? »
Alors qu'elle pourrait perdre ses moyens face à cette accusation de mensonge appuyée par cette voix grave et forte, cette femme ne bredouille pas : « Non, ça n'a rien à voir ! » Trop tard, ce qui est dit sur le ton de la question est entendu comme une possibilité... une graine de doute vient d'être semée.
Me A., ses longs cheveux attachés en queue de cheval comme une sportive prête à l'effort, prend le relais. Avec elle, il n'y a pas de douceur féminine pour aborder ces nouveaux éléments : où et quand lui sont-ils revenus à l'esprit ? La témoin explique qu'elle était photographe, elle a une bonne mémoire visuelle, quand elle n'est pas obturée par le stress. Elle explique qu'elle a fait quatre-vingt passages en unité psychiatrique à cause de son stress post-traumatique, autant de séances de psychothérapie, d'hypnose, d'EMDR... tous les outils possibles pour la libérer de l'anxiété qui a bousillé sa vie. Évoquer tout cela lui prend du temps et une énergie démentielle. Encore une fois, elle doit décrire en détails l'image de la scène qu'elle garde en tête. Encore une fois, elle revit la scène. Me A. lui demande pourquoi ne pas avoir partagé ces nouveaux éléments à son avocat pour les glisser dans le dossier d'instruction ?
« À chaque séance, je replonge dans mon état de choc. C'est difficile de retrouver mes esprits, de penser normalement...
- Et aujourd'hui, au moment où vous nous parlez, n'êtes-vous pas en état de choc? », la question légèrement dédaigneuse de Me A. vient indélicatement sous-entendre qu'elle n'est peut être si fiable que cela.
La témoin se raidit et fixe son regard sur elle. Le président coupe court à cette question dont la tournure manque de tact et rappelle l'avocate au devoir de dignité. La tête de Me A. fait un quart de tour vers le magistrat auquel elle demande d'arrêter de commenter ses prises de parole.
« Et la dignité dans tout cela ? demande le président.
- Moi, je ne suis pas digne ? » lui répond-elle offusquée.
Un rappel au code pénal conclut une suite d'échanges houleux. Ces quelques secondes de tension passées, la témoin prend la parole, sans bégaiement ni tremblement : « Arrêtez avec votre petit air arrogant ! Ce que j'ai vécu personne ne devrait le vivre, perdre un proche dans ces conditions comme cette famille, personne ne devrait le vivre. Pensez un peu à nos peines à tous quand vous venez nous interroger ! » C'est surprenant, tout est sorti d'une traite, sans bégaiement, sans pause, sans vacillement. La rage du sentiment d'injustice lui donne la force de s'affirmer. L'avocate est bien obligée de ne rien ajouter et continue en prenant le ton le plus neutre possible.
« Les policiers ont-ils alors mal retransmis vos dires ?
- Ne me faites pas dire ce qui vous arrange !
La témoin a bien compris que si l'avocate ne peut la discréditer elle, elle discréditera la police. Un froncement de sourcils trahit l'agacement de l'avocate.
- Je suis là pour poser les questions dans l'intérêt de mon client, vos réponses vous appartiennent. »
Il n'y a eu aucune souplesse, aucune chaleur dans la voix de Me A., un contraste avec la douceur du magistrat qui remercie la témoin de sa venue, de son témoignage et de son courage. Oui, cette femme brisée nous a touchés par sa détresse et son impuissance à sauver la victime, mais aussi par sa force à tenir debout malgré tout, devant tous.
Me B., toujours maître de ses prises de parole, intervient calmement, pour demander à faire acter le changement de déposition de la témoin dans le PV des débats. Effectivement, contrairement à ce que l'on croit, la greffière n'enregistre pas les débats à l'écrit. L'oralité est la seule règle. Le président reformule cette demande d'un air interrogateur. Après l'acquiescement de l'avocat, il conclut : « Vous me saisissez, moi ? Eh bien moi, je vous dis qu'il n'y a pas d'intérêt dans une instance d'assises où la règle de l'oralité prévaut. Je rejette votre demande. » L'avocat de la défense n'en démord pas, il veut qu'il y ait une trace. « Si vous souhaitez élever l'incident, faites une demande écrite et nous en débattrons avec les autres parties! » La procureure en réfère au pouvoir souverain du président pour mettre un terme à ce débat. Souverain, c'est un mot que n'apprécie guère l'homme aux commandes de ce procès, mais il a l'effet de faire abdiquer l'avocat qui s'engage à écrire sa demande.
Voilà deux heures que la défense avance ses pions avec virulence, et que la cour lui pose des limites de bienséance avec intransigeance, la pause annoncée fera entrer un peu d'air frais pour apaiser l'ambiance électrique.
C'est au tour d'une jeune étudiante pimpante mais discrète d'entrer. Elle semble être venue par hasard, sans savoir ce qu'on attend d'elle. Elle raconte ce retour de la faculté en passant par cette petite rue perpendiculaire, sa fatigue des révisions de partiels qui la faisait marcher comme un zombie, ce corps entraperçu à terre qui lui semblait être un malaise géré par la femme à ses côtés, et un peu plus loin ce jeune qui marchait vite vers elle tout en regardant derrière lui, qui l'a prise à part pour lui demander si les policiers avaient arrêté quelqu'un puis le chemin qu'elle a repris pour rentrer chez elle. Ce n'est que le coup de fil de sa mère affolée par les infos qui lui fit comprendre qu'elle avait sans doute parlé au tueur. Effectivement, sa description du jeune homme recoupe celles des autres témoins de sa fuite.
Le président lui fait préciser ce qu'elle a entendu. Aucun coup de feu, seulement des cris et une phrase, « Putain, je suis policier et c'est mon collègue ».
Me A. dont l'énergie physique semble être entravée par les contrariétés du matin, s'approche pour lui demander à qui, selon elle, s'adressait cette phrase. L'étudiante, ingénue, réfléchit deux secondes : « À la femme debout à côté de lui ? J'étais loin moi... » Nous voilà donc au moment précis des faits décrit par la témoin précédente, quand elle est descendue en chausson. La même scène aperçue de loin par une étudiante exténuée. Rien de décisif ne sort de ce témoignage hormis la description du jeune tireur corroborée par d'autres témoignages...
Suivant ! Un jeune trentenaire regarde la salle, perdu, paniqué comme un chat pris dans les feux d'une voiture. Même si la fatigue de cette matinée agitée se fait sentir sur le visage du président, il continue d'être l'hôte bienveillant et l'invite à parler de l'accusé qu'il connaît. « Connaître... c'est un grand mot, je ne connais pas son nom ! J'étais juste un de ses clients, depuis quelques mois au moment des faits.
- Respirez ! Je vous sens angoissé, respirez... Ce n'est pas vous que l'on juge, vous venez juste dire ce que vous savez. »
Le jeune homme détend ses épaules et s'ouvre un peu plus pour expliquer qu'il a toujours trouvé Mr A. sympathique, brave, jamais violent. Le président le questionne sur leur relation « commerciale » : habitudes de commande, de livraison... À propos de l'arme ? Jamais vue, sauf sur son compte social quelques semaines avant. Voilà de quoi signifier que l'accusé n'est pas un gros bonnet du trafic local réputé pour la violence et les armes.
Nous arrivons à la fin de cette matinée houleuse, tout le monde semble avoir envie de prendre l'air. Mais un imprévu oblige le président à nous garder. Il doit traiter publiquement la demande écrite par Me B. Soit il est fatigué, soit l'avocat a une écriture de médecin mais le magistrat bute sur les mots, penche la feuille, peine pour finir le texte que l'avocat lui souffle. « Vous avez donc élevé l'incident ! commente t-il.
- Non, je voulais juste faire apparaître une précision, garder une trace écrite dans ce procès. Nous sommes d'accord que nous ne sommes qu'en première instance ? »
Ce n'est pas la première fois qu'il sous-entend qu'il y aura un appel. Essaie-t-il de décourager la partie adverse et la cour de consacrer trop d'énergie à ce procès ? Sa réponse agace prodigieusement la partie civile que le président invite au calme d'un geste de la main. « Vous élevez donc l'incident après mon refus, nous allons donc devoir débattre...
- Je veux juste conclure sur ce changement de version...
- J'ai bien compris...
L'assistance observe alors ce ballet protocolaire de résolution de conflit entre parties. Chacune va devoir argumenter sur la question selon l'ordre de prise parole toujours identique. Me L., l'avocat de la partie civile, discret et posé, prend la parole. Il met à jour la stratégie de la défense : faire garder le silence à l'accusé, contester tous les reproches faits à son encontre tout en explorant les éléments du dossier pour les discréditer. Un vrai paradoxe, je suis bien d'accord : Mr A. nie tout mais pour autant ses avocats se mobilisent beaucoup sur la question des preuves matérielles et des témoignages. Pourquoi en faire autant sur la question du brassard si l'accusé n'était pas sur les lieux ?
« Allons, allons, nous savons tous très bien ici que, tôt ou tard, l'accusé avouera à demi-mots. Avant la fin des débats, je parie, et ses avocats plaideront le tir réflexe par crainte de l'autorité policière ! » Cette touche agace fortement Me B. qui le fait savoir par des grommellements sonores. Me L. reprend :
« Laissez-moi développer : les assises fonctionnent sur la magie de l'oralité lors de la rencontre entre l'accusé, sa victime et les témoins. Votre demande ne concerne que les faux-témoignages. Si vous pensez que la témoin ait fait un faux-témoignage, il vous faudra la poursuivre pour faute... » Agacé, Me B. en appelle au pouvoir... propre... discrétionnaire ? Il ne retrouve plus le terme exacte, comme s'il le contrariait. La procureure lui souffle : le pouvoir souverain du président. Maitre B. acquiesce et reprend en dénonçant cette stratégie annoncée et dans laquelle on tente de les enfermer. Me L. rappelle que, quoiqu'il en soit, dans les minutes qui ont suivi la mort de Mr M. personne ne pensait à la question de son identification policière, personne ne pensait à protéger ces preuves-là, tout le monde était sous le choc. On venait d’abattre un collègue comme on n’abat même pas un chien. Cette dernière réflexion fait hausser les sourcils de Me B. qui partage un commentaire en aparté à sa consœur Me A. avant de s'adresser avec malice au président : « Vous seul pourrez décider de cet incident. »
Le magistrat en profite pour solliciter l'accusé qui se fait oublier depuis le début du procès : « C'est peut-être le moment de vous lever Mr A. et de faire action de contrition ? » Le jeune homme ne bouge pas, la majorité de l'assistance constituée de policiers grogne discrètement.
Maitre G., la seconde avocate de la partie civile, demande à classer cette demande « irrecevable » selon deux jurisprudences qu'elle cite. C'est la première fois que je vois le magistrat principal enlever ses lunettes, tapoter ses tempes avec son stylo, se frotter les yeux, poser sa main sur son front. Fatigue ou dilemme ? Il continue d'écouter l'avocate générale qui relève que le si renommé Me B. éprouve des difficultés à utiliser le bon qualificatif quant au pouvoir du président. Elle nous l'a déjà démontré, c'est une femme de mots, de nuances, de longues phrases. Cette erreur de lexique la fait sourire. Quoiqu'il en soit, à son sens, juridiquement la demande est irrecevable.
C'est leur dernière chance pour faire aboutir leur demande, Me A. réexplique sans flagornerie ni dédale oratoire qu'avec son confrère, ils ne souhaitent qu'une trace écrite de ce changement de témoignage majeur et décisif. « Vous ne voulez pas être enfermés dans une stratégie, nous non plus ! » lâche le président. La partie civile commente sans discrétion, la défense ne se prive pas de leur répondre, il n'existe plus de formule protocolaire, la houle gagne la salle. Le président en appelle au calme : « Nous devons prendre une décision quant à l'avenir d'un homme dans le box, il est normal que nous soyons exigeants sur les preuves et les prises de parole. »
Le calme laisse enfin place à l'argumentaire de Me B. qui tient en premier lieu à répondre à la procureure : « Vous avez raison, je fais erreur sur l'adjectif. Je déciderais donc de parler de pouvoir régalien ! Mais laissons de côté cette joute oratoire... » Voilà comment botter en touche pour ne pas se soumettre à la règle lorsqu'on a une réputation à préserver : définir soi-même une nouvelle règle. Il admet cependant être bloqué par le principe d'oralité des débats et s'en remet au pouvoir « régalien » du président. Demande rejetée sans surprise.
Enfin ! Nous allons pouvoir manger. Eh bien non, le président demande à chaque accusé son avis sur les témoignages de la matinée... Ça ne sera pas long visiblement, aucun ne souhaite faire de commentaire. L'annonce du programme de l'après-midi nous apprend que viendront à la barre les coéquipiers de la victime. La tension ne risque pas de retomber !
En traversant le boulevard pour manger mon sandwich au soleil, le hasard me fait côtoyer les deux avocats de la défense. Elle est sacrément énervée Me A., énervée au point d'être vulgaire. Me B., lui, semble avoir une carapace de flegme bien imperméable. Il l'écoute sans rien dire.
Treize heures trentes: il y a foule devant le portail! Bien plus que les jours d'avant. Il y a surtout une femme inconnue au bataillon qui parle fort, qui sait tout, qui connait tout le monde, qui sait la vérité, qui profère tout et son contraire. Les gens se rassemblent autour d'elle, elle semble tellement en savoir ! Il y a aussi beaucoup d'hommes musclés et patibulaires qui, eux, se font très discrets.
Quand le portail s'ouvre, la femme à la forte gouaille part en courant vers le portique. En courant ? En courant ! Oui ! Et que font ses nouveaux fans du moment. Ils courent aussi ! Les gardiens font des yeux de merlan. « Sérieux ? On est à un concert ? Au premier jour des soldes ? À la distribution de ravitaillement de l'ONU ? » Ah ben non, on parle de la mort d'un homme, on lui fait justice et on va décider de ce que va devenir un jeune homme de vingt ans... Personnellement, je suis choquée. Je réfléchis sur mon propre cas, suis-je moi aussi voyeuriste au fond ? Je dirais plutôt curieuse. Si j'ai une place, j'en serais heureuse, mais je me refuse à bousculer des gens, à écraser des pieds pour y arriver. Mon effarement n'est pas terminé : la queue d'attente du public au portique de sécurité est si dense que plus aucun avocat, plus aucun journaliste ne peut passer, c'est à peine si le gardien réussit à ouvrir sa porte. Les policiers venus en soutien, eux, ne partagent pas cet espace exigu, ils entrent en groupe par la deuxième porte en saluant les gardiens. Le temps de les observer utiliser leur droit de coupe-file, la mamie qui était derrière moi a réussi à se faufiler deux places devant moi ! Quelle image donne-t-on aux familles concernées par l'affaire ? D'ailleurs, la jeune fille proche d'un des accusés commente doucement et avec ironie la bassesse de ce manque de dignité. Les novices qui ne connaissent pas les règles du portique s'agacent de se faire reprendre par le contrôleur, chaque place de perdue dans le couloir de circulation augmente leur stress. Que va t-il leur arriver s'ils n'ont pas de place, vont-ils sauter à la gorge des gardiens de salle ? Tout cela me donne la sensation d'être dans ces foules assoiffées de sang qui se rendaient aux arènes ou sur la place de la guillotine. Le contrôleur qui commence à me connaître me partage son exaspération.
Là où nous étions une quinzaine dans le couloir « public », nous sommes désormais peut-être trente. Le nombre de policiers a doublé lui aussi, ils sont une bonne quarantaine. S'il paraissaient fermés jusque-là, maintenant ils sont tendus, du genre prêts à mordre. Je vois les jurés qui passent au loin et me saluent, ils sont stupéfaits par la foule bruissante.
Quand la porte de la salle ouvre, la famille de la victime venue plus nombreuse elle aussi se faufile, toujours discrète et silencieuse. Puis les policiers s'engouffrent. Mais combien sont-ils ? Leur groupe n'en finit pas. J'ai un pressentiment... c'est cuit pour nous. Deux places pour le public. Deux ? C'est presque un huis clos entre presse et policiers !
Le gardien de la salle, déjà pas très jovial, est devenu désagréable. À nouveau la sangle se referme quelques rangs devant moi. La policière toujours souriante vient nous avertir qu'il y aura peut-être d'autres places dans quelques minutes. Pour le moment, je me conditionne à travailler ma patience. J'entends une petite voix à côté de moi et me tourne pour répondre à cette personne que je n'ai pas comprise. Je découvre une petite dame aux cheveux blancs, portant un masque chirurgical. Elle ne me regarde pas vraiment, son regard est dans un semi vide. Elle ne me parle pas à moi, elle tutoie quelqu'un qui n'est pas là. Pas besoin de lui répondre, j'évite même de nourrir son monologue en revenant à ma position initiale. C'est un fait, le hall du tribunal est ouvert à tous !
Quinze minutes se sont écoulées depuis la sonnerie du début de séance et la fermeture de la porte. Quelques étudiantes et retraitées expérimentées en bousculade qui attendaient devant moi ont été introduites dans la salle. Quinze minutes que la petite femme soliloque à côté de moi, infatigable et en boucle, quand je vois arriver la famille des accusés. Cette poignée de femmes qui sont là depuis le premier jour se retrouve coincée dans le hall. La plus jeune partage clairement son agacement. Le gardien tente de justifier qu'il fallait être à l'heure. N'y a t-il donc pas de places réservées pour les familles des deux parties ? « Voyez avec vos avocats ! » Je sais déjà que si des places se libèrent, elles auront la priorité. Ça me paraît bien normal, nous ne sommes que des curieux de passage.
« Rentrez chez vous, je vous dis ! » est la seule phrase que nous adresse, régulièrement, le gardien bougon. « L'espoir fait vivre ! » reste ma réponse souriante. Le temps passe et rien ne bouge.
Une heure... beaucoup ont renoncé à attendre. La stratégie me dit de rester à ma place exacte pour que le gardien ne m'oublie pas. Je me suis assise au pied du pilier pour travailler mes notes d'archives. « Ça va, vous êtes bien là ? » demande ce gardien décidément de sale humeur. « J'ai connu pire. » lui réponds-je avec le sourire. Honnêtement, les bousculades, les regards noirs des policiers, leur façon d'occuper l'espace comme un terrain de chasse gardée, les réflexions du gardien commencent à me tendre. Je n'avais pas prévu de passer l'après-midi à OK Corral. Le sol est dur et la concentration difficile. Il règne une telle tension devant cette porte que j'abandonne l'idée de travailler. Je vais m'asseoir sur le banc en face du gardien, nous ne sommes plus qu'une poignée à attendre.
Une retraitée me suit et nous commençons à discuter de sa longue expérience de public aux assises. « Avant le Covid, nous étions une petite équipe de retraités et nous nous retrouvions à chaque session. » Je me dis que c'est une drôle d'activité de retraite mais au fond, c'est mieux que la télé et ça permet de rester connecté avec la société. Sur le banc un peu plus loin, un homme et une femme parlent à voix basse en esquivant les regards que l'on peut leur adresser. Elle est plus jeune que lui. Quand ils se lèvent négocier leur entrée avec le gardien en montrant un porte-feuille ouvert je comprends qu'ils sont de la « maison ». Le gardien est bien désolé pour eux, mais vraiment « cet après-midi, il est arrivé du monde de partout. On ne peut pas pousser les murs... » L'homme quitte le tribunal, la jeune femme est dépitée. Quand elle revient avec un café, nous entamons la discussion avec elle. Après quelques phrases fuyantes, elle nous apprend être à l'école d'enquêtrice et venir dans le cadre de son stage. Enquêtrice ? Elle a l'air si jeune ! Elle m'explique sa passion pour la recherche de la vérité, quelques règles d'investigation et les budgets limités frustrants. Elle a l'air jeune mais, en réalité, elle frise déjà la trentaine. Avec nos échanges, je me rends-compte qu'elle est loin d'être ingénue ou impressionnable. Elle a ce sens du devoir de vérité chevillé au corps qui la rend admirable. Après une demie-heure de discussion enrichissante, elle renonce à son tour, elle a du boulot qui l'attend.
La pause ouvre la porte sur une foule aux yeux rougis. Cette femme qui avait donné le ton de la course au portail sort blafarde en faisant savoir qu'elle ne se sent pas bien. Bouche pincée, regard au sol, les grands gaillards se dirigent lourdement vers le parvis. Ceux qui restent dans le hall sont muets ou n'échangent que de rares mots discrets. Quelques journalistes enregistrent leur court résumé devant le portable, je les entends raconter que les témoignages ont été particulièrement émouvants. Je surveille la porte de la salle d'audience dans l'espoir de me faufiler. Mon espoir n'arrivera pas à ses fins devant le gardien qui barre l'entrée, les places ne sont pas rejouées. J'attends la reprise, certains seront peut-être partis.
Lorsque le cortège des nombreux collègues venus en soutien reprend la direction des sièges, je remarque de nouveaux visages qui se faufilent avec eux. Je suis écœurée, la règle du jeu n'est pas la même pour tous.
« Il n'y a plus de places, rentrez chez vous ! » est une phrase que je ne peux plus entendre, je n'ai plus le cœur à lui répondre « L'espoir fait vivre ! » Je retourne m'asseoir sur les bancs de marbre en face de lui, ne sait-on jamais, quelqu'un laissera peut-être sa place pour aller chercher ses enfants à l'école. La dame qui parle seule est revenue, assise droite comme la justice au bout du banc et continuant à parler à cet interlocuteur absent. Deux personnes décident d'attendre avec moi : la retraitée toujours aussi déterminée et un monsieur qui vient d'arriver. Pas bien grand, pas bien vieux, avec son jogging, sa barbe mal taillée, et son bonnet qui couvre une masse de cheveux désorganisée, il n'a pas le profil d'un journaliste, ni d'un élève d'école de droit. La retraitée hésite sur l'utilité de rester, tout en discutant de choses et d'autres. Finalement, elle préfère rentrer chez elle après ses heures d'attente debout ou sur ce banc de marbre, son dos réclame un peu de repos.
Le barbu est toujours là, calme et souriant. S'il n'avait pas ce franc sourire, je garderais mes distances. C'est lui qui entame la discussion, joviale comme l'annonçait son sourire. Poli, malin, sympa, il m'apprend un nouveau mot. Il est « rippeur », il accroche les poubelles aux camions-bennes. C'est son métier, et quand il a du temps libre, il vient au tribunal. À force, il connait bien la maison : certains juges, les salles et les types d'audience, leurs règles. Drôle de passe-temps pour un trentenaire, mais après tout, là ou seul devant un jeu vidéo... ici au moins, il acquiert une sacrée culture judiciaire et une certaine sagesse humaine.
Voilà, la porte s'ouvre, la salle vomit sa foule de policiers tristes et grognants, ils marchent sans ne regarder personne sur leur passage. Peut-être évitent-ils avant tout d'offrir leur visage aux caméramans qui se sont rapidement installés en haie d'honneur ?
Au milieu de ce flot continue, sortent les quelques rares étudiants et retraités plutôt fiers d'avoir gagné leur place dans cette salle où ont résonné les mots lourds des coéquipiers de la victime marqués, traumatisés. Les journalistes s'agitent autour des avocats qui semblent bien à l'aise avec cet exercice médiatique.
Soyons objectif : l'ambiance a été plus qu'électrique aujourd'hui, différente de celle du premier jour que la présence des médias avait rendu très oppressante. Aujourd'hui, la peine et la colère des collègues policiers ont fait vibrer les murs du tribunal, jusque dans le hall, jusqu'au parvis même. Elles m'ont contaminée. Je rentre exaspérée par ces mangeurs de places, qui vous sourient et vous bousculent la seconde suivante, exaspérée par ce policier à qui je m'adresse avec politesse et jovialité depuis trois semaines et qui pourtant m'a répondu comme à une moins que rien, contre ces policiers qui ont fait sentir que ce procès était le leur. Ma colère est stérile, je m'oblige à relativiser. Il est bien normal qu'ils aient besoin d'être là, de faire corps avec la famille de la victime, que par les temps qui courent, ils se méfient des visages inconnus. Oui mais quand même, un minimum d'amabilité n'empêche pas le respect, au contraire.
Le témoignage des proches de la victime la semaine prochaine risque bien d'accroître les tensions et les curiosités. Ce procès prend une tournure très émotionnelle, même en dehors de la salle d'audience...
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