Celui qui n'avait pas réfléchi / ceux qui étaient en pause
14 heures n’est pas une bonne heure. Vous êtes-vous déjà promené dans un village provençal en début d’après-midi, en été ? Il est désert, la chaleur écrasante pousse chacun à se cloîtrer au frais derrière ses volets tirés. Personne n’a d’énergie pour faire quoique ce soit, ou juste pour faire un plongeon dans une piscine. Avignon n’échappe pas à la règle, sauf pendant le festival. Plonger dans l’eau, c’est ce dont doivent rêver les gardiens des remparts. Comme au Moyen Âge, ils sont postés debout à chaque porte pour assurer la sécurité de la ville et surtout filtrer l’entrée des véhicules habitués à circuler dans les ruelles. Ces gardiens, tenus à leur poste à l’heure où la ville est ensommeillée, cherchent un petit mètre carré d’ombre au pied des grands murs médiévaux. Ils voient passer des voitures qui tournent en rond pour trouver où se garer et des festivaliers qui marchent à l’ombre. À l’intérieur de la vieille ville, les amateurs de théâtre s’assoient sur les marches d’immeubles avec un éventail ou aux terrasses de restaurants serrées à l’écart du soleil. Des employés de restaurants boivent un verre d’eau dans les ruelles adjacentes. Les tracteurs se font discrets, ils sont en pause peut-être. Il faut dire que nous sommes mardi, jour de relâche pour beaucoup de troupes. Sur les planches depuis quinze jours, il leur faut tenir encore jusqu’à dimanche, tenir déjà jusqu’à ce soir. Attendre que le pic de chaleur soit passé est une saine idée. C’est donc une promenade plutôt solitaire que je fais aujourd’hui. Une pause sur un banc à l’ombre s’impose, la chaleur est assommante.
Celui qui n'avait pas réfléchi
Une file sagement rangée à l’ombre d’une façade attend l’ouverture des portes pour la séance de 14 h 20, quelques personnes assises à côté de moi sont invitées à entrer les premiers : un aveugle, une personne âgée en déambulateur et une accompagnatrice. Il n’y a pas d’âge pour aimer le théâtre.
L’homme qui interpelle tous les passants pour les inviter à cette séance sur le point de débuter vient s’asseoir sur le banc, la longue file d’attente est entrée, le rideau va se lever.
Son tract m’avait émue : une histoire poétique d’enfant malade et de voyage par le parfum. L’homme n’est pas comédien, il est producteur de cette pièce qu’il adore. Lui et sa femme ont été emballés par la lecture de cette œuvre et toutes les étoiles se sont alignées pour la faire jouer, par des amis comédiens, à Paris et à Avignon, depuis deux ans. Il n’est pas comédien, mais il a « juste » tenu un théâtre pendant vingt ans, me dit-il. Quel chemin l’a donc mené ici, avec cette pièce ?
Vous souvenez-vous du jour où vous avez choisi le monde du spectacle ?
« Oh oui, je travaillais dans la publicité et je n’en pouvais plus, j’en avais ras le bol ! En rentrant chez moi, j’ai vu un panneau « à vendre » sur un théâtre. Je n’ai pas beaucoup réfléchi, j’ai foncé, sans rien y connaître. J’aimais le théâtre, mais la gestion, l’administration, la législation, j’ai dû tout apprendre sur le tas. Normalement, on fait une étude de marché, on se forme… Moi, j’ai trimé. Comme on dit chez moi : « Fais et tu comprendras », et bien j’ai compris pourquoi il aurait fallu prendre le temps de réfléchir. Ça a été une grande aventure humaine. Vingt ans de rires, de pleurs, de chants, d’inquiétudes et de fiertés…
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis arrivé ! »
Quand tout s’est mis en place facilement pour monter cette pièce, c’était presque magique. L’affiche peinte ce jour-là par hasard par ma femme, les comédiens enthousiastes, les salles de spectacle qui se libèrent pour nous proposer un créneau, les remerciements du public…
Et tout ça, grâce à qui ?
À ma femme et moi, à notre énergie, à notre audace, on voulait tellement faire connaître ce texte magnifique ! Et grâce aux comédiens qui nous ont suivi!
Nous discutons de la suite du projet qui se passera à Montpellier l’an prochain, dans cette ancienne capitale du parfum, en lien avec l’université de la ville, la pièce et des parfumeurs. Puis il repart offrir ses tracts et son spectacle pour les dernières séances de ce festival. Cet homme aux cheveux blancs ne manque pas d’énergie ni de joie de vivre malgré la température. Ni d’audace. Ce sont peut-être là des ingrédients secrets pour faire naître ce que le sérieux n’aurait pas tenté. Rentrer des données dans un tableau, peser, budgétiser, projeter, calculer des probabilités est une sage recette rationnelle, mais l’art et la culture ont probablement besoin d’un peu plus que de cela pour créer de l’inattendu, de l’émotion, de l’imagination !
Ceux qui étaient en pause
Le chemin du retour est tout aussi calme. Une file de clients attend à l’ombre, mais cette fois devant un des glaciers les plus réputés de la ville. De l’ombre, des boissons fraîches et des glaces, voilà tout ce qui préoccupe les promeneurs de 15 h, les tracteurs aussi, j’imagine, parce que moi également je ne pense plus qu’à ça. Je me fais la promesse de revenir à la fraîche demain matin, à l’heure où la ville se réveille et où les tracteurs cherchent à convaincre les festivaliers indécis qui préparent leur journée. Eux et moi, nous serons plus en forme pour nous rencontrer !