Celui qui n’aime pas la fin du festival / celle qui ne s’était pas posé de question
L’orage du petit matin qui a pris ses quartiers jusqu’en milieu d’après-midi a rafraîchi le festival, ça et le départ d’une vague de festivaliers. Les cigales sont retournées au silence et les pulls sont ressortis des valises. Les habitués du papotage entre voisins de palier ont repris leurs conversations sur les trottoirs libérés. Quelques affiches ont résisté à la pluie diluvienne, les autres ont coulé au sol en un amalgame de pâte à papier multicolore. Les cordelettes en sisal restées orphelines sur les grillages pendent comme les vestiges d’une fête abandonnée.
Celui qui n’aime pas la fin du festival
Derrière son comptoir en bois et assis sur sa banquette en velours rouge, ce directeur de théâtre et comédien accueille les quelques spectateurs venus en avance pour la prochaine séance. Plus loin, une troupe de comédiens au maquillage mortuaire mexicain prépare son chariot de promenade publicitaire. Chacun habillé de noir, de résilles et d’habits déstructurés, aide à sortir l’échafaudage sur roues et couronné de fleurs. Leur accent chante l’Espagne.
L’homme ferme son tiroir-caisse et me souhaite la bienvenue, sauf si je travaille aux impôts. L’humour pince sans rire ni sourire de cet homme ne semble pas annoncer une rencontre évidente, mais il accepte de répondre à mon questionnaire.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez choisi d’être comédien ?
Je n’ai pas du tout baigné dans ce milieu jusqu’à mon premier cours à 25 ans. J’étais coiffeur et tous mes clients me conseillaient de me mettre au théâtre. J’ai tenté, et j’ai bien aimé. J’ai continué et de projet en projet, j’y suis resté. Je pourrais tout aussi bien tenir une brocante, je travaillerais avec le même plaisir. Je ne vis pas cela comme une passion. C’est mon métier, un vrai métier, pour lequel je me donne à cent pour cent.
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis arrivé ! Je suis comédien. »
Jamais, ça ne voudrait rien dire. Je suis un boulimique de travail, je cumule les projets, les pièces. Si le festival durait toute l’année, j’en serais heureux. Travailler avec différentes compagnies, rencontrer des spectateurs, voir mon théâtre vivre à ce rythme tous les jours de l'année, ça me régalerait. Je n’aime pas du tout la fin du festival. C’est déprimant. C’est comme ça. C’est déjà fini…
Et tout ce parcours, grâce à qui ?
À ma compagne. C’est elle l’artiste à la base. Elle a fait les Beaux-Arts. Il faut une compagne ou un compagnon qui comprenne la vie d’artiste pour tenir. Ce n’est pas un quotidien facile. Avoir un soutien comme celui qu’elle m’a donné, ça compte beaucoup, énormément.
L’homme n’est pas très loquace, la nostalgie devancée le rendrait-il morose ?
Une dernière promenade sonnera la fin de ce projet. Peut-être croiserais-je une comédienne enthousiaste pour me partager le témoignage de clôture. Ce tour de ville me donne le temps de découvrir des lieux de théâtre improvisés : cours d’hôtels particuliers, arrière-salle d’un bistro, boutiques habituellement fermées et anonymes, tous réinvestis à coups de tentures et de coups de peinture.
Celle qui ne s’était pas posé de question
La fin du festival, avec cette journée automnale, ressemble à une fin d’été, une veille de rentrée… Quelques troupes tractent encore avec enthousiasme, costumes et bruit. Une jeune femme pétillante interpelle tous les promeneurs à l’intersection d’une rue très touristique, nous invitant à son "seule en scène" humoristique. Enfin, seule ou presque puisqu’elle n’est pas toute seule dans sa tête. Une petite voix envahissante l’empêche d’avancer sereinement dans sa vie. Elle interprète donc une galerie de personnages délirants.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez choisi d’être comédienne ?
Je suis comédienne depuis toute petite : toujours une histoire à raconter ou à jouer et un déguisement sous la main… J’ai demandé à mon père de m’inscrire dans un cours. Il m’a inscrit au solfège, mais je lui ai vite dit que ce n’était pas très motivant, trop rébarbatif. Il m’a donc inscrite dans un cours de théâtre et depuis je n’ai jamais arrêté.
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis arrivée ! Je suis comédienne. »
Jamais. Ça fait partie de ma personnalité, je suis comme ça.
Et tout ce parcours, grâce à qui ?
À mon metteur en scène, il m’a accompagnée dans ce dernier projet personnel qui me tenait à cœur. Mais avant tout, grâce à moi, à mon travail et à ma détermination. Il ne faut pas s’arrêter à ce que les autres pensent de tes choix, de ta vie. Des métiers difficiles, il en existe beaucoup. Alors, autant se lever pour en faire un qui plaît, même s’il compte son lot de galères. Et puis, il ne faut pas toujours écouter sa petite voix, ou du moins, il ne faut pas toujours lui obéir. Mais ça, il faut venir voir mon spectacle pour le comprendre. À ce soir !
Voilà de quoi terminer cette série d’articles sur une note positive qui vaut, au fond, pour beaucoup de choix que nous avons à faire. Cette rencontre est un petit rayon de soleil pour achever ma dernière promenade au cœur de la cité qui compte le plus de scènes de théâtre au monde, du moins pendant trois semaines. Pour avoir parcouru la ville en toutes saisons, je réalise combien ce festival est une parenthèse « enchantée ». La ville se pare d’un lustre séducteur, le flot des festivaliers curieux et enthousiastes efface la pauvreté, les mendiants, les jeunes errants, les marginaux qui y ont leurs habitudes. Mettre une jupe, le reste de l’année, c’est compliqué pour les jeunes femmes. Pendant ce festival, c’est une mer de jupes et de robes légères qui remplit les rues. Trouver un restaurant ouvert après 21 h, le reste de l’année, c’est compliqué aussi. Pendant le festival, les terrasses vivent jusque très tard, dans une ambiance bon enfant. Ces trois semaines sont le réveil du château de la Belle au bois dormant. Demain matin, les équipes de propreté de la mairie ramasseront les dizaines de milliers d’affiches usées, délavées, déchirées, fondues et tout Avignon reprendra son train-train ralenti, vidée de l’énergie des compagnies surmotivées et des festivaliers assoiffés de théâtre.
Avignon va sommeiller onze mois. Le In prépare déjà le thème du prochain été, les compagnies du off rêvent déjà de leurs prochaines dates dégotées auprès des programmateurs. Ne resteront, pour le reste de l’été que les cigales, fidèles cantatrices infatigables qui continueront de chanter sans se préoccuper de la présence de spectateurs. Ce ne sera plus la ville du théâtre, mais la célèbre cité papale, trésor de l’art médiéval, fruit des artistes italiens invités. Les touristes s’en émerveilleront et profiteront d’une ville calme, façon Dolce Vita.
Merci à tous les artistes, toujours sympathiques et généreux lors de nos rencontres, et bon vent à eux!