Journal d'une expérience inattendue - Procès 4: procès meurtre sur dépositaire de l'autorité publique, jour 7
Je ne me fais guère d'illusions. Les plaidoiries approchant à grand pas, les places se feront de plus en plus chères chaque jour. Arriver tôt, très tôt même, je le fais par acquis de conscience, pour me donner une chance. Mais ça n'est pas là que se joue la clef du succès. Le secret est dans le jeu de coude et la détermination à gagner une occasion. Je n'ai pas changé de principe, je n'ai donc que la providence et la patience pour moi.
Mêmes joueurs jouent encore. On ne devrait pas parler en ces termes au moment où se jouent la mémoire d'une victime et l'avenir de trois hommes. On ne devrait pas, non. Mais là réalité est là, ceux qui sont devenus des habitués connaissent la partie, ceux qui débarquent comprennent vite ou restent sur le carreau, stupéfaits. Même les habitués ne gagnent pas toutes les parties.
Ce matin ressemblent aux autres. Pour l'audition d'un témoin appelé par la partie civile, les files de policiers et de la famille de la victime gonflent encore. Les étudiantes en droit ont enrôlé leurs ami(e)s en vacances. Elles sont assez redoutables question détermination. Des retraitées ont emmené les petits-enfants, jeunes adolescents, que leur ont confiés leurs parents. Entre ceux qui ne viennent pas pour cause de vacances et ceux qui viennent parce que ce sont les vacances, finalement le nombre de prétendants à la dizaine de place « public » n'a pas diminué.
Le gardien veille toujours sur la tenue du protocole d'entrée dans la salle d'audience et referme la sangle sous le nez d'une bonne quinzaine de policiers qui grognent en regardant du coin de l’œil les six places données aux premières de notre cordée.
Voilà, ainsi recommence cette interminable attente... Mais après le coup de chance d'hier, rentrer chez moi n'est pas envisageable. Qui sait ? La chance est peut-être avec moi, ma patience et mon intégrité seront peut-être récompensées ? Je me résigne donc à rester vérifier la réalité de ma chance. Ou de ma malchance. J'ai bien le temps de philosopher sur le prix de ma détermination et ma propension au masochisme... Attendre trois heures debout à la même place, entre le pilier et les ficus, je n'en aurais pas cru mon dos capable, ni mes pieds d'ailleurs. Mais nous tenons tous bon. Trois heures debout, et bien oui... Tous les habitués ont gagné en résistance et en résignation. Seuls ceux qui sont passés par hasard ont vite renoncé. Trois heures, au fond ça passe assez vite. Je m'occupe d'un peu de travail et d'un peu de distraction en écoutant les conversations. Autour de moi, j'entends des bribes de vie estudiantine, les vacances programmées par les retraitées et la fatigue de cameramans qui attendent le texto des journalistes pour armer leur caméra. La pause de l'audience vient nous distraire un peu avec les allées et venues des auditeurs qui nous regardent parqués dans nos sangles rouges avec étonnement. J'écoute quelques journalistes s'étonnant de l'absence de leurs confrères et quelques policiers partageant leur mécontentement quant à l'interrogatoire du témoin de la matinée. Dans ce hall, au-delà de notre « parc à public », règne une houle somme toute relative réveillant le calme qui règne le reste de la matinée. Le cœur de ce palais de justice ne bat pas la chamade à longueur de journée. Les allées et venues sont fluides. Pendant que le président des assises conduit ses audiences, quelques individus traversent le hall pour se rendre à leur entretien au tribunal du commerce ou aux juges des famille, d'autres patientent discrètement dans un coin pour se présenter à leur procès en correctionnel. Et puis, il y a nous, cette vingtaine d’irréductibles patients qui attendent calmement entre les sangles rouges, assoupis par le ronron du palais.
Midi, le gardien annonce trois places, laissant les étudiantes négocier entre elles, à coup d’œillades remplies de pitié exagérée et de sourire rancuniers.
Midi et demi, le gardien ouvre les portes à un auditoire plutôt morne, rejoignant la sortie du hall sans empressement. Pour la première fois, je touche du doigt le sentiment de temps perdu mais, rien n'y fait, quelque chose m'aimante à ce hall de tribunal. La journée n'est pas finie, la providence a encore quelques heures de marge pour opérer.
Ma petite salade maison dégustée sur un banc en face du palais m'offre une pause courte mais agréable. Un peu de verdure, des vieilles pierres et quelques rayons de soleil suffisent à ressourcer ma patience qui devra tenir bon. L'audition des proches de la victime est au programme cet après-midi. La famille toute entière viendra sans doute les soutenir. Les parents, la veuve, les frères et sœurs endeuillés sont tous très discrets depuis le début du procès, tant par leur silence public que par leur attitude dans le tribunal. Une aura de dignité, de combativité et d'humilité rayonnent d'eux. Seule deux femmes portent une peine accablante et visible. L'une semble être la maman et l'autre, la veuve. Leur visage trahit les stigmates d'une brisure vive, irréparable, insurmontable. Auront-elles la force de prendre la parole en public pour raconter leur deuil ? Le père saura prendre la parole sans aucun doute. Policier à la retraite, de grande stature, ses yeux doux reflètent sa peine mais il respire la soif de justice, la droiture, le courage. Ses deux enfants, officiers aussi, suivront sans doute son exemple. Comment trouveront-ils le juste équilibre de dignité et de sincérité sans tomber dans le mélodrame larmoyant ? Ou n'auront-ils pas le choix que de dévoiler leur peine au prix de l'offrir à tous? Écouter la tristesse et la souffrance des proches permet aux jurés de comprendre la réalité de l'impact des faits jugés et permet aux accusés, s'ils sont coupables, d'entendre les conséquences terribles de leur acte. Assise sur mon banc, comme souvent, je suis partagée sur ma légitimité à m'asseoir dans cette salle d'audience. Je ne cours pas après cette audition, il y a tant d'intimité à entendre, sur la vie de famille et la vie personnelle de chacun des témoins. J'aurais par contre la curiosité d'observer la position adoptée par les avocats de la défense. Vont-ils remettre en question l'image de la victime dont l'intégrité est unanimement reconnue ? Attaqueront-ils l'image de cette famille dont la droiture et la gentillesse sont connues dans leur village ? Vont-ils faire planer le doute d'une soif de vengeance gratuite et démesurée nourrie par ces proches ? Se feront-ils discrets ? Resteront-ils en retrait ? Maintenant que Mr A. a avoué, quelle carte vont-ils jouer ?
Le portail vitré du palais de justice est déjà bien envahi par les mêmes habitués compétitifs qui s'y collent au plus près. De leur place, ils observent le passage du président puis des jurés, et enfin de la famille de la victime dans la cour du palais, commentant sans discrétion : « Je crois bien que c'est sa mère. Et ça ? C'est sa sœur... ». Se rendent-ils compte que tout le monde les entend ? Les intéressés sans doute aussi ? Il y a peut-être des durs d'oreilles parmi nous ? C'est à se demander qui dans cette scène sont les visiteurs et les animaux du zoo. Une fois de plus le gardien s'approche excédé et demande à ce que la foule recule. Une fois encore, le recul est furtif. Les marathoniens se glissent entre les portes qui s'écartent lentement. Je laisse la foule me déborder de part et d'autre et aperçoit cette femme toujours aussi estomaquée par ce comportement. Nous montons l'escalier calmement ensemble en partageant un sourire désolé aux policiers qui ont jugulé ce flux mouvementé. La foule au portique est si dense que nous attendons sur le pas de porte et entendons les gardiens crier devant ce raz-de-marée humain qui les bouscule.
Devant la salle d'audience, la sangle s'ouvre côté famille. Elle est venue avec de nouveaux visages inconnus, tous alourdis par la tristesse. Quand se glissent derrière eux les avocats de la défense, je découvre parmi eux de jeunes étudiantes en droit, jusque-là habituées à notre couloir... Le corporatisme ne joue pas en notre faveur. N'étant pas dans les six premiers du rang, je sais que je devrais attendre. Je suis de toute façon mieux positionnée que la cinquantaine de personnes qui s'installent derrière nous. Soixante personnes pour six à neuf places, il ne faut pas être surdoué en maths pour comprendre que la probabilité n'est pas favorable à la grande majorité d'entre nous. Le gardien referme la sangle deux personnes devant moi. Vues les témoins auditionnés, personne ne sortira en cours d'audience, c'est certain. Le gardien insiste lourdement sur l'inutilité de rester là. Beaucoup renoncent rapidement après avoir évalué leurs chances. Le vide se fait. Une jeune fille inconnue quitte la file en clamant haut et fort que « C'est pourri ! On a le droit de rentrer dans la salle des assises, un point c'est tout ! C'est n'importe quoi ce tribunal! », et sa famille de l'approuver. Une retraitée déjà refoulée ce matin s'exprime tout aussi bruyamment auprès de son cercle d'amis qu'elle avait amenés avec elle : « C'est pas normal, on paie nos impôts et on nous empêche d'assister à un procès public ! Elle est belle la République ! Bravo !» Le gardien est fatigué de ces réflexions mais ne répond que d'une phrase : « On va pas pousser les murs par magie... »
Le gardien a été persuasif, il ne reste que M-A, cette femme qui a partagé ma montée d'escaliers, et moi après trente minutes d'attente. J'en profite pour recharger mon ordinateur. Frustrée de ma matinée perdue, je compte bien avancer mon travail en m'asseyant sur la banc face au gardien. Finalement, M-A me rejoint sur le banc et notre discussion est trop agréable, facile et distrayante pour me remettre au travail. Je suis faible devant la tentation du papotage... Surtout quand il fait défiler le temps sur ce banc froid et inconfortable, face à ce gardien renfrogné.
La pause est déjà là. Les yeux rougis et les regards qui s'évitent avec une certaine pudeur témoignent de la grande émotion qui a dû saisir la salle.Des journalistes sortent au pas de course retrouver leur cameraman. Les moins bien lotis courent fixer leur téléphone sur un mini trépied et s'enregistrer seul. C'est une scène assez surprenante de les voir œuvrer. L'un d'eux, plus ancien, répète plusieurs fois son allocution accélérée en marchant en rond avant d'allumer la caméra. Une autre répond en direct au présentateur du JT en parlant fort devant son téléphone, au milieu du hall bondé. Une autre attend le signal de départ de son cameraman qu'elle vient de sermonner : « Bon sang, regarde mes textos pour être prêt quand je sors ! ». Tous racontent la même chose : le témoignage de la famille poignant, cet homme bon et juste qui manque terriblement à ses proches. Sa mort soudaine et injuste les a tous dévastés. Deux jeunes enfants doivent grandir avec uniquement des souvenirs de lui.
Le calme revenu, un homme et une femme inconnus s'installent à quelques places de nous et discutent à voix basse. Leurs regards fuyants me mettent la puce à l'oreille, ils doivent aussi être de la police. Ils attendent poliment puis s'approchent du gardien pour lui parler à voix basse. Nous sommes gentilles mais pas inexistantes non plus. Étant là depuis le début d'après-midi, je serais bien aigre de les voir se faufiler devant nous. Nous nous levons aussi avec M-A et nous approchons. Ces deux-là s'entendent répondre : « Eh non, même pour vous pas de place, la salle est comble, complètement ! La preuve, il y a des persévérants qui attendent depuis bien longtemps. » Je le remercie d'un sourire de m'avoir repérée.
Derrière nous, nous entendons des cliquetis s'approcher. Nous nous retournons tous pour observer un jeune homme, sec, habillé en jogging et casquette, s'approcher avec ses béquilles et beaucoup de détermination. Énervé, il baragouine dans son coin tout en tournant en rond derrière nous. Heureusement que le portique vérifie le port d'armes parce que ce type-là est dangereusement remonté. La jeune femme, que je pense être une policière, le garde à l’œil. Nous discutons poliment avec elle pour ne pas attiser la tension de ce jeune homme. La neutralité inintéressante des réponses de la jeune femme semble me confirmer qu’elle est policière. Quand soudainement, le jeune homme surexcité se rapproche de la porte et se met à crier son mécontentement, la jeune femme prend une posture réactive. Quand il vise de sa béquille la porte du tribunal en disant : « Je sais que c'est pas lui ! Tous des enculés ! C'est pas lui, je le connais, bande d'enculés ! C'est pas possible, je vais vous tous vous flinguer ! ». Un mime de tir de fusil avec sa béquille ponctue son intervention inquiétante. J'avoue qu'un courant d'air glacé m'enveloppe et je me force à me rappeler qu'avec des béquilles et sa patte folle, il ne peut pas nous faire grand mal.
« Ce ne serait pas une bonne idée monsieur ! lui dit cette jeune femme avec un sourire forcé.
- Ouais, ouais, ouais, c'est ça ! répond-il en tournant en rond devant la porte, toujours tendu comme un joint de marmite prête à exploser.
- Non, vraiment, j'insiste, ce n'est pas une bonne idée... » insiste t-elle avec douceur et fermeté.
Nous nous taisons tous, tout en l'observant indirectement.
Les circonvolutions de cet homme révolté s'agrandissent peu à peu jusqu'à ce qu'il disparaisse. En partageant nos impressions sur cet individu inquiétant, la jeune femme nous révèle qu'elle a l'habitude puisqu'elle travaille au SPIP. Voilà un acronyme que j'avais déjà entendu dans ce palais de justice sans vraiment savoir ce qu'il signifie. « Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation » m'explique-t-elle. Je me réjouis de rencontrer quelqu'un du milieu carcéral. J'ai enfin l'opportunité d'échanger sur la réalité du retour des prisonniers dans la société avec une personne dont c'est le travail. Cette jeune femme, en plus d'être dynamique et apparemment joviale, quand elle n'est pas sur le qui-vive, est très didactique avec nous. Avec des mots simples, elle nous explique les trois types de prisons : les maisons d'arrêt pour les détentions provisoires (encellulement collectif en attendant son procès, sans quota d'occupation restrictif) ou les très courtes peines (moins de deux ans), puis les centres de détention (encellulement collectif pour des peines « moyennes » sans quota d'occupation restrictif) et enfin les maisons centrales (encellulement individuel pour les peines longues, donc des places qui ne se libèrent qu'au départ d'un occupant ; des détenus de peine longue peuvent ainsi se retrouver à partager leur cellule avec des peines légères en attendant une place en centrale). Son travail à elle, c'est d'entrer en contact avec chaque prisonnier pour évoquer son avenir après la détention. La question qui me brûle les lèvres trouve enfin sa place : « Et alors, y a t-il de vrais retours réussis à la société ? ». Elle ouvre de grands yeux une fraction de secondes : « Ah oui ! » S'engage alors une conversation sur les leviers de réussites et les facteurs de récidives. Étonnamment, ou pas, le fait de devenir père redonne un axe de vie solide à certains. D'autres changeront de vie juste par ras-le-bol de devoir partager une cellule avec des inconnus, de se faire réveiller au bruit des boucliers tapant sur les portes, de répondre à un rythme imposé sept jours sur sept, de ne pas participer aux fêtes de familles... Me vient alors la question de sa motivation à elle, elle qui semble sincèrement investie dans ce travail. « J'ai un master de droit, j'ai failli passer le concours du barreau mais pendant un stage, j'ai réalisé qu'être avocat c'est participer à une machine qui brasse des dossiers. Je voulais me sentir plus utile humainement. Un stage à la pénit' m'a ouvert les yeux. Je voulais aider à revenir sur le droit chemin. » Quant à sa crainte des détenus, et à la violence carcérale ? « On apprend des techniques de communication non-violente pour être dans de vrais échanges. Certains sont motivés et c'est facile. Certains sont contraints de venir me voir et ça peut vite déraper s'ils ont passé une mauvaise semaine. Je suis seule avec eux, sans arme. Ce travail m'a fait apprendre la patience et la douceur. Renvoyer de la violence à leur violence ne les aide pas à sortir de ce fonctionnement de la loi du plus fort, du plus violent. Il faut aussi les aider à se reconstruire un discours d'eux-mêmes, un discours avec les autres. C'est long mais c'est passionnant, je regrette juste que le système nous demande de suivre le double de détenus que ce que le poste prévoit. » Son discours va à l'encontre de ce gardien de prison que j'avais rencontré avant d'être jurée. Lui avait très peu d'espoir pour l'avenir de ses détenus conditionnés par leur milieu de vie. Comme quoi une réalité revêt différents aspects selon d'où on l’observe.
Une jeune fille, tout juste la vingtaine, s'avance avec son sourire et ses longs cheveux. Nous demandant depuis combien de temps nous sommes là, elle est surprise d'apprendre qu'il est si compliqué d'entrer. Entendant notre discussion avec la jeune femme du SPIP, elle nous apprend travailler au tribunal, comme greffière et nous explique la difficulté de son métier. La violence des prévenus convoqués, des familles impatientes... Elle en profite pour comparer les deux métiers, leurs primes et leurs horaires, elle envisage de rejoindre le SPIP qui paie mieux. Son interlocutrice lui explique que si elle ne veut plus travailler dans la violence, il vaut mieux éviter les couloirs de prison. La prime n'est pas à la hauteur de la tension que les agents de la penit' ramènent à la maison. Puis elle termine par s'excuser, l'après-midi est déjà bien entamée, elle a du boulot qui l'attend. Ou peut-être ne veut-elle plus entendre qu'elle a un poste de planquée. Elle cède sa place et je la remercie de tout ce qu'elle nous appris.
La jeune greffière continue de nous exposer son quotidien tendu, remplis d'heures supplémentaires et de coups de fils agressifs.Une collègue la rejoint s'étonnant qu'elle ne soit pas rentrée dans la salle d'audience. « On y a droit en tant que greffière, tu sais ! » lui annonce-t-elle avec aplomb. Demandant au gardien à entrer avec le même aplomb, celui-ci hésite et leur répond que le président ne tolère que les avocats en robe, debout au fond de la salle. Elles ne pourront donc rentrer qu'aux mêmes conditions. Moins d'un quart d'heure leur suffit pour revenir de leur bureau en robe noire et entrer dans la salle sous notre nez.
M-A a perdu tout espoir et rentre chez elle. Suis-je persévérante ou désespérément désespérante ? J'en suis à neuf heures d'attente, je ne suis plus à ça près. Ne sachant pas à quelle heure l'audition de la famille terminera, il se peut que j'ai droit à une petite tranche d'interrogatoire. Un homme grand et mince s'approche de la porte et observe silencieusement la possibilité d'entrer. Il tourne en rond un petit moment puis installe un mini trépied sur le bloc de marbre vertical devant lui, méthodiquement et calmement. Il regarde autour de lui, à part des cameramans démotivés, le gardien et moi, il n'y a pas grand monde. Puis il se fige devant son téléphone et entame un discours en maniant habilement ses mains, le ton de sa voix et ses expressions faciales. Je ne comprends pas le contenu de son discours qui a commencé par : « Mes chers frères, je suis aujourd'hui au tribunal et voudrais partager quelques pensées avec vous... » J'entends vaguement « valeurs », « société »... Je suis trop curieuse de savoir ce qu'il a à partager mais un jeune homme vient s’asseoir à côté de moi et commence une discussion : « C'est sympa de venir à un procès, hein ? Moi, je connais pas. Vous êtes déjà venue, vous ? » Il n'a pas l'air méchant, juste étrange. Soit il sort du travail, soit il n'a pas un grand train de vie : casquette usée, jogging hors d'âge, chaussures abîmées. Je réponds poliment que c'est difficile d'entrer et je lui demande ce qui lui a donné envie de venir. « Ah, j'étais étudiant en droit mais j'ai eu des problèmes de santé et j'ai arrêté, c'est un pote de la fac qui m'a dit de venir pour m'occuper le temps. » Il n'est pas très à l'aise avec son récit et me relance en me demandant mon avis sur l'affaire. « Oh, vous savez quand on a raté la moitié du procès, il nous manque beaucoup d'éléments pour se faire une opinion juste. » Ses idées arrêtées sur les ouïs dire du voisinage et son regard un peu hagard me font dire qu'il a dû arrêter ses études depuis un moment, ou qu'il a enjolivé son parcours personnel. Cette discussion et sa façon de vouloir parler près de moi me mettent mal à l'aise et me rendent méfiante. Heureusement, les portes de la salle s'ouvrent et les auditeurs inondent la salle.
Les policiers ont perdu toute méfiance et toute tension, ils traînent juste leur peine. L'évocation du deuil familial les a ébranlés. Les journalistes couvrent le brouhaha avec leur compte-rendu filmé en direct, reprenant les paroles fortes des proches de la famille. Dans cette cohue qui chemine lourdement vers la sortie, je perds la trace de ce jeune homme au comportement malaisant. Je m'approche des avocats qui sortent répondre aux interviews, insistant sur le drame de ce meurtre et l'anéantissement de cette famille. À l'écart, les jurés quittent le tribunal d'un bon pas, les yeux rivés au sol. Ils ont la mine défaite. Ils ont encore trois jours à tenir. Trois jours pas des plus simples. Les réquisitoires et des plaidoiries s'annoncent musclées, leur délibération sera attendue avec crainte par toutes les parties et dévorée par les médias...
Je regagne ma voiture inquiète de cette dernière rencontre étrange, je jette régulièrement un coup d’œil derrière moi. À l'abri de mon habitacle, ne me reste que la grande frustration de cette première journée totalement perdue. Si je fais le compte, j'ai pour le moment raté quasiment la moitié des auditions. D'un autre côté, moi qui m'étais posée beaucoup de questions sur la chaîne judiciaire, je me réjouis de ces rencontres inattendues qui m'éclairent par leur diversité d'expériences. Si demain je ne mets pas un pied dans la salle, j'espère au moins rencontrer des personnes riches de témoignages à partager !
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