Journal d'une expérience inattendue - Procès 4: procès meurtre sur dépositaire de l'autorité publique, jour 9
Vous connaissez cette sensation de ras-le-bol que l'on peut ressentir quand on sait la ligne d'arrivée proche mais qu'elle reste hors de vue ? Ce moment où soudain la fatigue se décuple parce que c'est bientôt la fin, que votre corps la réclame et pourtant elle n'est pas visible...
J'en suis là.
Ce neuvième jour de procès arrive avec son accumulation de fatigue, d'émotions, de crispations. Le programme annonce le délibéré pour demain soir, si le rythme le permet. Aujourd'hui, le procès entame sa dernière phase : les plaidoiries. La plus attendue de toutes aura lieu cet après-midi : la plaidoirie de Me B, pour la défense du principal accusé. La foule présente est excitée par cet exercice oratoire qui paraît perdu d'avance. Sur le trottoir, autour de moi, personne ne trouve de circonstances atténuantes à l'accusé de meurtre. Le tribunal de la rue a déjà son verdict en tête : coupable, réclusion à perpétuité. Comment son avocat va-t-il tenter de lui sauver la mise ? Avec quels arguments ? Avec quel ton ? Pendant combien de temps ? Tout le monde se le demande. Me B. provoquera l'admiration de certains et l'exaspération d'autres.
Devant le portail clos, les coudes sont acérés, les baskets fartées. Il flotte un air de finale sur le parvis. Le top départ est lancé avec le glissement du portail. La hargne a gagné les concurrents. Il me faudrait un sacré coup de providence pour parvenir à entrer dans la salle d'audience!
Je songe à coller une gommette dorée au sol de cette place d'attente que je connais trop : « Ici a patienté jusqu'à l'épuisement l'auditrice la plus persévérante que le tribunal ait connu. Tant pis pour elle ! » Du côté du couloir des magistrats, je vois passer les jurés fatigués, puis la procureure toujours aussi déterminée et souriante. Le réquisitoire qu'elle doit mener ce matin ne lui a pas coupé le sommeil, du moins en apparence. L'exercice doit lui être familier. Elle prend le temps de saluer jovialement quelques journalistes. On pourrait penser qu'elle estime la partie gagnée d'avance.
Le début de l'audience sonne, les portes claquent. Beaucoup autour de moi expriment leur regret, leur aigreur ou leur frustration d'être cantonnés dehors. Tout le monde bouillonne et s'accroche à sa place. De nouveaux visages sont apparus ce matin. Un monsieur, la quarantaine avancée, inconnu de nos rangs, s'approche du gardien et explique gentiment venir sur l'invitation de la procureure.
« C'est complet, je ne peux rien faire pour vous. Sauf si vous êtes avocat avec une robe noire...
- Non, je travaille avec elle mais je ne suis pas du barreau ni de la magistrature.
- Eh bien, je ne peux rien faire pour vous...»
L'homme est contrarié et attristé, je lui propose d'attendre et d'espérer son moment de chance. Il m'explique être vraiment déçu, avoir pris le premier train ce matin pour être là tôt, s'être fait surprendre par la course au portail et ne pas en revenir du peu de places pour le public. « Tout ça pour rien ? » Je lui explique la rareté de ces fameuses places « public » et les potentiels désistements...
J'ai bien noté qu'il connaissait l'avocate générale, sans faire partie des gens « en robe ». Je tâte alors le terrain quand il me questionne sur le reste du procès. Il parle trop facilement pour être policier mais pourtant, comme eux, il esquive mes questions. Pour gagner sa confiance, j'avance mes propres révélations : je suis jurée de la session non tirée au sort pour ce procès mais je tiens à mettre à profit cette expérience pour découvrir l'univers de la justice, les rôles de chacun, les tenants et les aboutissants de l'accusation au délibéré. Son regard devient moins méfiant. Et de fils en aiguilles, j'apprends que j'ai face à moi un homme qui lutte contre le grand banditisme. D'allure plutôt bon vivant et souriant, il n'a pas le profil de l'agent baraqué et hargneux qui chasse les réseaux de narcotrafiquants des films américains. Ni force de l'ordre, ni magistrat, ni avocat, je situe mal sa position. Comme le rang d'attente s'est vidé, que peu d'oreilles traînent alentour, il se laisse aller aux explications. Il travaille pour une organisation associative de valorisation des biens confisqués aux trafiquants. Un programme politique et juridique déjà bien mené en Italie. En mots plus simples, les forces de l'ordre confisquent aux trafiquants tous les biens achetés grâce à l'argent du trafic et cette association leur trouve une utilité publique. Ainsi, une maison au centre ville de Marseille a été réhabilitée en refuge pour femmes battues. Voilà donc pour moi l'occasion d'échanger avec une personne qui connaît ce milieu dont la presse parle tant: les narcotrafiquants. Il n'est pas d'ici, il intervient partout où il y a confiscation et ce rôle le met en danger quotidiennement. Il me raconte les menaces régulières à son domicile, son renoncement à avoir une voiture qui sera dégradée régulièrement, son habitude de vérifier chaque matin les freins de son vélo... Mais rien ne le fera renoncer. Il a toujours eu à cœur d’œuvrer contre les trafics de tout ordre. Quand je lui pose la question de la réalité de ces trafics, en rapport avec ce que racontent les médias, il me répond que rares sont les zones qui ne soient plus contrôlées par un réseau de vente. Il raconte que se joue en parallèle de notre société une gestion du terrain à coup de rachats, d'armes et de morts. Ces tractations « commerciales » courent même jusqu'en prison. Il me cite en exemple ces terrains que de petits propriétaires louent aux trafiquants pour y cultiver leur production. Ces retraités penseraient aider des jeunes gens à cultiver des tomates... Il est passionné et passionnant, tout en ne disant que ce qu'il peut dire. Le temps file et nous constatons que rien ne bouge.
La pause marque la fin du réquisitoire de l'avocate générale. L'homme en profite pour aller la saluer bien qu'elle soit entourée de journalistes affables. Loin d'elle, la machine à café est prise d'assaut. Écouter un monologue est visiblement plus soporifique que les joutes oratoires ou les interrogatoires. L'avocate générale a pour mission d'objectiver les preuves, de remettre en perspective les éléments entendus lors du procès et d'annoncer son avis quant à la peine. Son discours a dû être principalement factuel. L'émotion n'a pas dû en être le levier principal.
Monsieur « anti-trafic » revient déçu m'expliquant que la procureure est désolée pour lui, la gestion des places est effectivement très compliquée. Il préfère donc ne pas prendre le risque de rater le dernier train du matin et reprend sa route, dépité, pendant que l'audience reprend.
Un grand jeune homme arrivant derrière nous compatit avec lui. Il n'a pas trente ans, il semble plutôt jovial et spontané. Il vient d'arriver d'Annecy et n'en revient pas d'être bloqué à cette porte. « D'Annecy ???? lui réponds-je
- Oui, c'est le genre de procès qui ne se rate pas !
- D'Annecy... en Savoie ? Rien que pour être au procès ce matin ? Ouah, vous êtes sacrément passionné !
- Non, en fait, je rends visite à ma tante dans le Sud, alors j'en profite pour faire une pause ici au tribunal.»
Il est habillé façon « jeune », mode quartier, mais en version couleurs vives. Il est extrêmement poli, cordial, drôle et intelligent. La fin de matinée devrait se passer rapidement en papotant avec lui. J'apprends en quelques phrases sa profession : steward. Cela explique son expression de bonne qualité et son sourire impeccable. Mais quand il me dit : « Ah... quand je travaillais en prison, j'en côtoyais des délinquants », ma bouche s'ouvre grand. Avec mes yeux éberlués, je lui demande :
« Comment on passe de gardien de prison à steward ? Ca n'a tellement rien à voir !
- À cause du COVID. Les avions étaient cloués au sol. J'ai fait parti d'une réduction du personnel. J'ai trouvé un poste d'assistant greffier contractuel au tribunal.
- Ca existe ?
- Oh oui, ils sont débordés de boulot mais manquent de mains. Ils m'ont formé sur le tas. Delà, j'ai découvert l'univers de la justice et j'ai aimé ça. J'ai passé le concours de la pénit' que j'ai eu. Et ça aussi, j'ai aimé.
- Vous avez aimé être gardien de prison ?
- Oui, ça n'est pas forcément horrible. Dur parfois, oui. Mais ça me plaisait d'être utile à la société et aux prisonniers.
- Mais vous n'avez jamais été agressé ?
- Non, jamais. Attention, j'ai fait ma première année de stage en centre de détention provisoire, là où les détenus ne font que « passer » quelques mois ou quelques années, dans le Sud de la France. Mais quand j'ai eu mon poste définitif en centre de détention en région parisienne, là c'était pas du tout la même ambiance. La violence était trop insupportable. Les aéroports rouvraient, j'ai donc repris un poste de steward. »
J'essaie d'imaginer ce jeune homme doux et jovial affronter des détenus remplis de colère... Je n'y arrive pas. Quelle étonnante rencontre ! Comme un enfant pressé d'aller aux toilettes ou d'ouvrir son cadeau, il trépigne d'impatience. Avec son grand sourire, il tente un coup et va négocier avec le gardien pour regarder par le hublot de la porte. Un grognement sera sa réponse. L'homme ne se démonte pas, expliquant la route, sa connaissance des tribunaux parisiens et sa découverte de ce beau palais de justice. « Juste deux minutes, je me fais discret, je voudrais au moins voir à quoi ressemblent ces assises avant de repartir... s'il vous plaiiiiiiiiiiiit ! » tente-t-il avec un sourire angélique. Incroyable, ça marche. Et notre homme joue le jeu, tout heureux et silencieux derrière cette fenêtre ronde, remerciant chaleureusement le gardien, puis il part.
La file d'attente est devenue inexistante. Deux jeunes filles toutes fraîches s'installent sur un banc. Après tout, je vais en faire de même.
Il ne se passe qu'une poignée de minutes avant que les portes ne s'ouvrent sur deux personnes qui quittent la salle. Le temps de récupérer mon sac posé au sol, le gardien fait entrer les deux jeunes filles. Les bras m'en tombent, il voit mes grands yeux stupéfaits. Je suis sous non nez depuis deux semaines, présente dans le rang devant sa sangle depuis ce matin et il fait entrer les deux nouvelles débarquées ? Alors là ! Je crois bien qu'il entend les vibrations de mon volcan intérieur ! À part un signe de la main pour signifier qu'il est désolé, il ne trouve rien à dire. Je lui réponds une moue au bord du désespoir et trace du doigt une larme sous mes yeux. Il va voir au hublot et me fait signe : « Allez, entrez, il y a une toute petite place chez les journalistes. À cette heure, ils ne viendront plus ! » Enfin !!!
La salle écoute la plaidoirie de l'avocate de Mr B., accusé d'avoir prêté sa cave pour cacher le meurtrier. Cette avocate avait déjà défendu l'accusé du premier procès de la session, j'attends de voir si pour un procès d'ampleur, elle jouera un autre jeu que l'indignation.
Comme à son habitude, elle navigue de gauche à droite devant la cour, faisant parfois une pause au pupitre pour y taper du doigt et relire au passage ses notes. Je l'observe dérouler cette même ligne de défense : offuscation, indignation, gage de la dignité de sa robe noire, les hausses de voix intempestives. Elle réfute le mandat de dépôt requis par la procureure, une injustice pour une accusation qui tiendrait de la correctionnelle en temps normal. Elle dénonce cette incarcération provisoire gage de satisfaction des médias et des politiques. Le mot dégoût revient régulièrement avec insistance. Elle repeint le portrait de ce pauvre jeune dépassé par les faits, qu'on accuse d'avoir prêté une cave ouverte à tout le quartier. « Du haut de sa tribune, on est déconnecté de la réalité. On n'est pas tous bien nés » lance-t-elle à la cour avant de dénoncer une certaine presse orientée. « Il n'est ni complice du meurtre, ni co-auteur. Ce n'est pas une oie blanche, lui-même le dit, mais on lui taille un costume trop grand pour lui ! » Une citation de Me Dupond-Moretti lui vient en appui : « La souffrance des parties civiles n'est pas confiscatoire ». Elle se retourne rapidement pour saluer le courage de la famille endeuillée, digne, et le travail quotidien de la police. Les policiers lui rendent un sourire ironique. Sa voix, enfin, pose les mots calmement :« Le lynchage ne réparera rien. C'est ajouter de la souffrance à la souffrance. » Puis un regain de vocifération la reprend pour citer Me Lombard dans l'affaire Renucci : « N'écoutez pas l'opinion publique, elle est une prostituée qui prend le juge par la main. »
Maintenant qu'elle a longuement exprimé son indignation personnelle, elle revient sur les faits, démontant les éléments flous de l'enquête qui concerne son client. « Où sont les preuves ? Où sont les preuves ? » Elle s'agite tant qu'elle bouscule le pupitre qui claque dans le micro. Le président dont le teint rougeoyant et les yeux fatigués montrent qu'il est toujours pris par son rhume, se met à tousser et fait signe à l'huissier d'audience pour demander un verre d'eau. Il s'écarte du micro pour gérer la quinte qui le gagne. L'avocate continue son discours emporté alors que tout le monde observe le président qui semble manquer de s'étouffer. S'arrêtera-t-elle un moment ? A-t-elle seulement remarqué quelque chose ? La quinte dure sérieusement, et elle, elle ne lâche pas son monologue.
Je reprends le fil quand le président retrouve une couleur normale, l'avocate en est à : « Faites attention aux amis que vous recevez, ça peut vous coûter cher ! » Quant aux demandes d'analyses complémentaires non réalisées, elle les met sur le compte d'un manque de zèle flagrant quant à savoir la vérité « pour un petit délinquant ».
« Ne participez pas à ce lynchage, il n'y a aucune preuve valable. Ce que je demande ce n'est pas la pitié ou la clémence, c'est de regarder la vérité en face. Est-il coupable ? Vous répondrez : non ! »
Il est presque treize heures et l'avocate regagne son banc en regardant les proches de son accusé, déterminée.
Il y a du vent dehors, j'aimerais autant rester au chaud. J'aimerais autant tenter encore une fois d'attendre dans le hall, le temps de manger rapidement mon petit sandwich sur un banc à l'écart. Un gardien s'approche et m'invite à sortir, le tribunal ferme un moment. Je finis donc mon bout de pain dehors, sur le parvis, au milieu de quelques habitués. La foule se reconstitue peu à peu, se remplissant de policiers, de nouveaux curieux, d'amis des accusés. Il est facile de les identifier tous à leur discussion. Les policiers étant les experts du chuchotage, je ne les entends pas mais j'apprends à les reconnaître. L'experte en potins locaux et en justice est revenue habillée comme une secrétaire, avec toujours la même gouaille et une pochette sous le bras. Elle recommence à partager sa vision du procès et de la société à tout le monde. Les proches des accusés qui se tiennent à ma gauche sont lasses de l'entendre et commentent entre elles ses propos. Un peu plus loin, j'entends au milieu d'un groupe de retraités inconnus la voix d'une dame donnant son avis sur la culpabilité de l'accusé. Si je l'entends d'où je suis, c'est qu'elle parle sacrément fort, et avec un aplomb sans place à la nuance. La jeune amie de l'accusé principale grogne. La femme enceinte proche de Mr B. l'invite à passer outre. « J'en peux plus de les entendre depuis dix jours donner leur avis sur une affaire qu'ils ne connaissent pas. Ils devraient se taire. Ils ne le connaissent pas, lui, et ils parlent comme s'ils savaient. » Elle ne tient plus quand la retraitée continue son discours tout en cherchant l'approbation de ses amis. La jeune révoltée s'avance vers elle et lui demande de se taire, de garder pour elle ce qu'elle pense parce qu'elle ne sait rien. La dame âgée s'indigne de cette agression et aggrave l'agacement de la jeune fille qui en profite pour se faire entendre de l'assemblée. « Oui, c'est mal ce qu'il a fait, oui il ira en prison, oui il s'en veut, oui il va mal, et même très mal. Mais vous ne savez rien de lui, ni de nous. On n'en peut plus d'entendre tout le monde avoir un avis sur lui, depuis des jours. Alors fermez vos bouches ! » Son amie enceinte reprend ces mots avec plus de diplomatie pour faire comprendre qu'elles sont là, conscientes de ce meurtre, mais qu'elles sont fatiguées d'entendre tout et n'importe quoi. Elle se tourne vers moi et me dit : « Vous au moins, vous êtes là depuis le début. Je n'ai aucune idée de ce que vous pensez de cette affaire mais vous ne dites jamais rien et vous restez polie avec nous. » Je crois, que moi-même, je n'arrive pas à savoir ce que je pense de cet accusé. J'ai raté trop de morceaux. Je ne l'ai pas assez vu ni entendu. Ni lui, ni le témoin des faits. Oui, il a avoué. Oui les preuves sont contre lui. Oui, tuer c'est abominable. Mais lui, l'accusé, je n'ai pas d'éléments pour le connaître. Je n'ai pas entendu sa version... Tout le monde se met à chuchoter, sauf la retraitée qui continue de s'indigner d'avoir été agressée et la jeune fille qui vomit toute sa colère auprès de ses amies. L'ambiance est devenue glaciale et électrique.
Sur ces entrefaites, M-A arrive tout sourire, prête à laisser courir ceux qui ont le ventre collé au portail. En montant les escaliers, la femme enceinte venue soutenir un des accusés vient me dire : « Vous savez mon frère, c'est moi qui l'ai élevée. Mes parents étaient bien trop vieux pour le faire. C'est pas un mauvais gars. Il a juste dérapé, puis il s'est retrouvé au milieu de cette affaire qui le dépasse et moi je me demande ce que j'aurais dû faire pour l'en empêcher... Ça me rend triste. Lui aussi est triste de tout ça. » Tout le monde est à fleur de peau...
La foule boue de spéculations sur la plaidoirie de Me B. ceux qui le suivent et l'admirent comme ceux qui réprouvent « ce défenseur de tueur ». Les policiers ont choisi leur camp. La file de la famille et des avocats est gonflée de personnes en robes noires inconnues. Ils viennent écouter le célèbre confrère officiant dans leurs murs. L'homme que tous attendent arrive, fidèle à ce qu'il nous a montré de lui depuis le début du procès : calme et concentré. Sa consœur, elle, a le regard déterminé. Quelle option ont-ils choisi : la bêtise de la jeunesse, l'accident, la défense face à un policier agressif ? Reconnaissance de l'état de policier ou pas ? Comment vont-ils aménager les circonstances de ces aveux tardifs ? En tous cas, je ne vois pas comment il pourrait obtenir l’acquittement. Les avocats visent sans aucun doute l'allègement de peine. La société, elle, attend une condamnation exemplaire. Les politiques pourraient s'emparer du verdict à leur avantage... Quant aux réseaux de trafiquants et aux délinquants ? Je n'ai aucune idée de ce qu'ils en penseront. Une chose est sûre : demain, le verdict circulera à vitesse grand V dans les médias, repris, commenté, entendu partout. Me B. a une réputation à entretenir. On peut s'attendre à tout. Meurtre sur « personne dépositaire de l'autorité publique », c'est un crime passible de trente ans de réclusion incompressible. Trente ans. L'accusé en a vingt-deux. S'il prend la peine la plus lourde, il ne reverra pas son quartier avant ses cinquante-deux ans. Deux coups de feu affreusement absurdes qui endeuillent une famille et gâchent une jeunesse. Il sortira de prison en pleine crise de la cinquantaine, nourrie du classique « que me reste-t-il à vivre » ? Les filles de la victime, elles, auront alors presque quarante ans et seront toujours orphelines de père. Elles seront devenues femmes comme elles auront pu, peut-être même mères. Trente ans, c'est un pan de vie.
Je reconnais cette petite brune souriante qui s'avance, salue les policiers et rejoint la procureure. C'est notre préfète, une personne très abordable malgré son rôle très officiel. Pour le moment, elle est en grande discussion avec la magistrate libérée de son réquisitoire. Si tout le gratin local vient assister à cette plaidoirie, la gardien va devoir faire un tri sélectif.
Cet après-midi ne fait pas exception, les familles très soutenues et une partie des policiers très mobilisés s'engouffrent. Les journalistes prennent la file, plus nombreux évidemment. Le gardien coche leur nom sur sa liste, sa longue liste. Il est vigilant en ce jour médiatisé et rappelle la règle : « Une seule place par journal ! » Certains repartent bredouille. Les six plus efficaces des sprinteuses du public ont droit à leur place. Puis une file d'avocats et d'avocates de tous âges entrent le front haut avec l'ordre de s'aligner debout au fond de la salle.
Qui serait assez fou pour quitter la salle, à moins de ne pas supporter la vindicte de l'avocat ou d'être pris de symptômes incommodants soudains ? Personne ne sortira. J'espère grappiller les impressions des uns et des autres à l'ouverture des portes. Combien de temps attendrons-nous ? Me B. et Me A. utiliseront-ils tout le temps disponible qui leur est attribué pour persuader chaque parcelle du cerveau de chaque juré ?
Une heure d'attente dans le calme, un peu de travail... Un homme aux traits tirés se présente et me demande si j'attends pour entrer. Je suis honnête sur les chances pour ainsi dire inexistantes d'entrer écouter ce célèbre avocat. L'homme est totalement abattu :
« Oh, je ne viens pas pour ça. Je suis venu rapidement à la fin du travail, parce que je sais que c'est le dernier jour du procès et que je voulais le voir une dernière fois.
- Vous êtes proche d'un accusé alors ? Demandé-je avec douceur.
- Non pas vraiment. J'ai grandi avec l'accusé de meurtre, puis on s'est perdus de vue. Je ne comprends pas comment ce gentil gamin a dérapé ainsi. Ça me rend triste... Mais je suis triste aussi pour le policier, c'était un homme sympa.
- Vous le connaissiez aussi ?
- Un peu, il venait régulièrement acheter des croissants dans ma boulangerie avec ses collègues. Toujours poli et souriant, un brave type. C'est une terrible histoire. Vraiment, j'aimerais comprendre ce qu'il s'est passé dans sa tête. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que j'aurais peut-être pu faire quelque chose pour qu'il ne tombe pas dans la délinquance... En restant son ami, près de lui... Mais la formation de boulanger, les enfants, le boulot, j'ai été très occupé ses dernières années. Je n'avais plus le temps pour voir mes copains d'enfance. C'est pour ça aussi que je ne suis pas venu avant au procès. Vous savez les horaires de boulanger, quand on a fini, on va se coucher. Là cet après-midi, j'ai pris mon courage à deux mains pour le voir une dernière fois. »
Avant que les larmes ne débordent, j'oriente la discussion sur sa boulangerie et ses filles. Il est touchant. Fatigué de sa journée de boulangerie, l'homme va s'asseoir sur un banc, attendre et voir ce qu'il se passera.
Régulièrement, des avocats, des magistrats, des greffières demandent à entrer rappelant ce droit qui leur est dû. Le gardien explique que le fond de la salle est déjà entièrement rempli d'avocats. À l'hypothèse de quelques places de journalistes libres, le gardien rappelle qu'il est de leur devoir de laisser la presse entrer à n'importe quel moment pour accéder à leur place.
Devant ces allers et venues de robes noires refoulées, la petite bande d'étudiantes abandonne les rangs.
La foule sort de la salle d'audience, tendue. Me A. semble sortir d'une arène, elle a donc dû mener la première plaidoirie. La journée se terminera ainsi par la prestation de Me B. que tout le monde prédit comme magistrale. La procureure retrouve quelques journalistes avec qui elle partage des mots complices marqués par des rires. Nous vivons la dernière pause du procès, ça sent la fin : chacun a pris ses habitudes, la lassitude pèse sur les visages. Chacun gère la tension du résultat attendu. Chacun s'impatiente d'assister de la dernière étape : la plaidoirie de la défense...
La sonnerie annonce le discours de Me B. La file du public se reconstitue entre les sangles et retrouve sa vigueur combative, illusoire... Chacun a repris sa place dans la salle, aucun désistement n'est imaginable. Combien de temps l'avocat de la défense monopolisera-t-il l'écoute de la cour ?
M-A et moi patientons encore et toujours dans la file. Devant nous, les retraités habitués décident de s'installer par terre, façon sitting, et discutent politique. À les écouter, on comprend qu'ils ne se connaissent pas. Chacun donne son avis sur le gouvernement, les jeunes, les étrangers, les thèses complotistes et ils ne sont pas du même bord. Leur discussion est vive. Ce verdict cristallise les tensions sociales.
La porte s'ouvre. Déjà ? Une heure ? Juste une heure ? Il n'est pas tard, une heure de sortie de collège... La foule quitte la salle, lourde, et erre dans le hall, commentant à voix basse ce qu'ils ont entendu. Les quelques représentants du public sont satisfaits : « Vraiment, il a fait du bon travail ! » Ça y est les dés sont jetés. Un attroupement entoure le groupe de journalistes qui attendent Me B. L'homme sort solennel, sérieux, grave et d'un geste de la main signale qu'il ne fera pas de commentaire avant le délibéré de demain matin. Les jurés traversent discrètement le hall. Je ne sais pas ce que l'avocat a plaidé, ni ses arguments, ni sa stratégie oratoire. A-t-il dédouané son client invoquant l'inconséquence de la jeunesse ? A-t-il laissé planer le doute sur l'honnêteté de l'enquête ? A-t-il culpabilisé les jurés d'emmurer un jeune homme d'à peine vingt ans ?
Quelles phrases vont résonner dans la tête des jurés sur la route du retour ? Vont-ils les oublier le temps de leur repas ? Trouveront-ils le sommeil ? Demain matin neuf heures, le juge lira les questions qui décideront de la culpabilité des trois accusés, puis s'ensuivront des heures de discussion, de délibérations... Demain sera le dernier jour.