Une collecte de souvenirs se révèle être une aventure de longue haleine, de longue durée. Plus longue que je l'imaginais. Une rencontre en appelle une autre, une personne en conseillant une autre. Chacun ses images, ses anecdotes, sa version du sujet et parfois ses digressions.
Cette semaine, l'homme que j'avais en face de moi, à la table de ce bar de village, est en retraite depuis déjà plusieurs années. Souriant et affable, il partage volontiers ce qu'il lui reste en mémoire. Au cours de notre discussion, le nom d'un lieu provoque une étincelle dans ses yeux. Cette bâtisse traditionnelle aménagée en centre aéré, certes il a travaillé dessus avec ses élèves, mais il la connait depuis sa propre enfance. La charmante grande maison à étage entourée de platanes se cache derrière un grand mur, entre un centre équestre et une déchèterie, au cœur d'une zone d’entrepôts. La petite propriété pourrait faire le bonheur d'une famille amoureuse de Provence si les champs de lavandes en étaient le décorum.
L'homme a dans les yeux une image que je n'ai pas. Il ne me regarde plus. Il regarde ailleurs, autrefois.
"- J'y allais souvent avec mon grand-père pour voir son ami. C'était une ferme entourée de vignes et de haies de cyprès.
- Difficile de l'imaginer, isolée derrière des lignes d'arbres tendus vers le ciel, éloignée du village, sans camion-benne, sans parking, sans giratoire, sans goudron !
- Excusez-moi, nous dévions du sujet !
- Ne vous arrêtez pas, j'aime que l'on me raconte comment les lieux étaient autrefois. »
Les yeux de l'homme pétillent, il les lève vers un point quelque part au plafond.
«- Les haies d'arbres, à cette époque-là, fourmillaient de petits oiseaux de toutes sortes. Ils prenaient leur envol par nuées et piaillaient. (Il sourit.) Je suivais mon grand-père, il m'emmenait à la chasse. Enfin, « la chasse », c'est beaucoup dire ! (Il rit.) Il avait un mousqueton, vous savez, ces vieux fusils d'un autre temps avec un manche en bois et un double canon court. Il mettait du temps à le charger. Je le revois mettre la poudre, la tasser, pousser le papier fin et faire glisser les plombs, un canon après l'autre.
- Les oiseaux avaient le temps de s'envoler alors !
- Ah non ! Il marchait avec le fusil chargé ! Il bloquait la sécurité. Mais il était intransigeant, je devais toujours rester derrière lui. Avec le recul, je me dis qu'il disait aller à la chasse mais en réalité, il se promenait et s'il touchait un oiseau, il était content ! Un mousqueton, ça n'est pas un fusil de chasse ! » finit-il dans un éclat de rire.
Nous étions loin du thème du recueil de souvenirs, mais le temps de quelques minutes, dans ce bar de village où les anciens jouaient aux cartes en s'offusquant bruyamment les uns après les autres, nous avions voyagé dans les vignes ensoleillées au son du chant des moineaux. Pendant quelques minutes, mon interlocuteur aux cheveux blancs avait eu à nouveau huit ans, et son grand-père avait repris vie.
Qui aujourd'hui peut revoir ces vignes, là où sont les entrepôts ? Qui peut revoir cette humble ferme, là où courent les enfants aujourd'hui ? Qui se souvient de ce grand-père chasseur amateur ?
Les lieux, les gens, les traditions d'autrefois continuent d'exister dans la mémoire de ceux qui les ont connus. Ils continuent d'exister tant que quelqu'un est là pour les raconter. Et en les écrivant, nous leur offrons des années, des siècles, une éternité d'existence supplémentaire.