Celle qui avait profité de son divorce / celui qui avait cassé les dents de son père (ou presque)
Ce matin, direction Place du Palais. C’est la première fois que je prends le temps de traverser le Rhône à pieds et d’observer cette vue magnifique : le fleuve, le pont, le Palais de Papes, le Rocher de Doms, les arbres du parking de l’Oule, et au loin le Ventoux, tout ça sous un grand ciel bleu. Entrer par la porte de l’Oule rend la découverte de la ville particulièrement impressionnante. Le touriste est tout de suite accueilli par de beaux hôtels particuliers médiévaux ou néo-classiques, des rues pavées, des boutiques de luxe, de quoi rendre la balade très agréable. La place du Palais est plus calme que je ne le pensais. Aucun tracteur ne m’a abordé. La place est principalement investie par des groupes de touristes qui suivent des parapluies colorés. Installée en terrasse, je goûte cette ambiance détendue, seulement réveillée par la volée de cloches de la cathédrale Notre-Dame-des-Doms.
Il semblerait que je connaisse mon premier jour sans interview. Dès le deuxième jour, c’est un peu navrant. En reprenant le chemin de mon parking, je décide de faire un détour par la place Saint-Didier où devrait se tenir l’émission de radio. C’est en rejoignant le haut de la rue de la République que je croise les premières compagnies en déambulation toutes occupées à inviter les badauds. La place Saint-Didier est animée d’artistes, de touristes, d’Avignonnais qui font leur brunch en terrasse en s’interpellant à haute voix. Pas d’émission radio : peut-être commenceront-ils mercredi, jour officiel du démarrage du festival Off ?
En remontant par la rue de la République, je croiserais bien un comédien avenant.... Il y a ceux occupés, ceux qui se rendent silencieusement dans leur zone stratégique de tractage et puis deux femmes joyeuses et hautes en couleur qui m’arrêtent. Elles acceptent de répondre à mes questions.
Celle qui avait profité de son divorce
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédienne ?
« C’est simple, j’avais douze ans. C’était une évidence. J’avais pris goût aux spectacles d’école. J’étais rêveuse, toujours l’esprit ailleurs que dans la classe. J’ai dû attendre de pouvoir me payer moi-même mes premiers cours de théâtre, à 23 ans, pour que cela devienne réel. Ma famille tentait de me faire comprendre que ça n’était pas bien sérieux. Puis, le mariage, les enfants, la famille qui insiste sur la sécurité de l’emploi, la vie, tout ça m’a fait mettre mon rêve de côté. C’est mon divorce qui m’a réveillée. J’étais malheureuse de divorcer bien sûr, mais je m’autorisais enfin à prendre ma vie en main. Mes 40 ans se profilaient, je sortais d’une vie que l’on avait pensé pour moi. Elle m’avait rendue heureuse, mais elle ne correspondait pas à qui j’étais vraiment. J’étais alors déterminée à reprendre le chemin des planches et vivre de ma passion. »
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédienne ! »
« C’était le jour où j’ai tenu entre mes mains le papier qui officialisait mon statut d’intermittent du spectacle. C’était écrit noir sur blanc, j’étais enfin comédienne ! »
Et ça, grâce à qui ?
«Avant tout à mon divorce et ma détermination. Parfois, j’ai la sensation d’avoir perdu du temps, trop de temps à satisfaire le projet de mes proches. Mais j’étais sans doute trop jeune, trop influençable, pas assez solide pour affronter la désapprobation de ma famille. Et puis, mes enfants m’ont rendue heureuse, ça, je ne le regrette pas. Ça devait se faire ainsi… Mais je dirais à ceux qui aspirent à être comédiens de ne jamais lâcher leur rêve de scène si cette envie est viscérale. Le travail, la patience et la détermination feront le reste ! »
La dame m’invite vivement à venir voir ses joyeuses pièces qui parlent d’ados, de famille, de grands-parents. Deux comédies tous publics et bon enfant, de quoi se changer les idées avec légèreté !
Celui qui avait cassé les dents de son père (ou presque)
En tournant rue Saint-Agricole, je vois au loin un cinquantenaire qui salue les passants avec le sourire et un paquet de prospectus à la main. Il me raconte sa pièce qui s’annonce bien moins bon enfant. « La Disparition de Josef Mengele » ou l’histoire documentée d’un médecin nazi et tortionnaire disparu des radars de l’Occident pendant des décennies. Une pièce toute en émotion d'utilité publique.
L’homme est prêt à répondre à mes questions.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédien ?
« Je me souviens surtout du jour de bascule : quand j’ai annoncé à mon père prof de maths que je renonçais à ma fac de physique-chimie pour le théâtre. Mon année de conservatoire m’avait ouvert les yeux : j’aurais plus à apprendre dans cette voie qu’en sciences. Mon père ne s’y attendait pas, ma mère était en voyage. Il lui a fallu quelques heures pour revenir vers moi et me dire : “D’accord, mais tu as un mois pour m’expliquer tous les concours que tu vas passer, tout ce que tu comptes mettre en place pour réussir.”
Étrangement, lui qui n’a jamais fait preuve de maladresse ou été victime d’accidents idiots, quelques jours après, il est tombé dans la rue et s’est cassé les deux dents de devant. J’y ai vu un signe, il s’est cassé les dents sur les projets d’avenir qu’il avait eu pour moi. Par la suite, il a été fier de mon parcours, mais il a eu besoin de temps pour s’y faire. »
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédien ! »
« J’ai commencé à 20 ans et j’ai ressenti ce moment d’équilibre, il n’y a qu’une dizaine d’années. Comme beaucoup, j’ai longtemps tenté des choses, essayé de nombreux projets, tâtonné, remis en question ma pratique. Il y a dix ans, je jouais une pièce qui me tenait particulièrement à cœur : “La Magie Lente” et pour la première fois, je me suis sentie à l’équilibre, serein avec ce que je faisais. Mais je bosse deux fois plus depuis pour garder ce ressenti ! Se dire qu’on est bon comédien, c’est le danger de perdre son efficacité. »
Et ça, grâce à qui ?
« Je dirais surtout mon premier prof de conservatoire, un des rares à m’avoir enseigné une vraie méthodologie du jeu, un lien fort entre l’intellectuel et le corps, un pilier solide pour construire ma pratique. Être comédien, c’est un vrai travail avec des savoir-faire à s’approprier, entretenir, perfectionner. Il est vrai cependant que c’est un choix de vie qui demande une grande adaptabilité aux aléas, aux projets qui surgissent, à ceux qui tombent à l’eau, mais c’est un milieu où il est possible à chacun de trouver sa place, sa scène, son public. La seule condition, c’est la patience et la détermination à faire ce métier qui nous est évident, nécessaire, vital. »
Il me glisse en passant qu’il est prof au cours Florent et m’explique qu’il encourage ses élèves à s’accrocher et à rester ouverts aux rencontres, aux projets… Si l’intermittence représente une sacrée dose d’incertitude, elle offre aussi d’innombrables possibles.