Notre petit bonhomme, le « caganis » d’une pauvre fratrie de dix enfants, avait douze ans quand il dut quitter son village et sa famille pour soulager les finances de la maison. Ce fut un déchirement. Sa grande sœur l’emmena dans la maternité qu’elle tenait, à la ville, où il deviendrait son petit assistant. Nostalgique de son village chéri et tenu aux tâches d’auxiliaire intendant-propreté-linge, cette nouvelle vie de citadin n’avait pas grand-chose de réjouissante. Il y avait bien ses nouveaux copains d’école mais les heures de classe n’avaient rien d’épanouissantes non plus.
Le maître, au vu de son niveau, s'était étonné qu’il ne soit pas en sixième, orientation alors accessible pour seulement vingt pour cent des élèves. Cette frange d’adolescents devait réussir l'examen d'entrée, mais aussi l’examen des bourses si leur famille ne pouvait assumer les frais de cette scolarité payante ! Issu d’une famille sans le sou, sous la responsabilité d’une sœur occupée à travailler, personne n’avait envisagé cette orientation pour lui. Quoiqu'il en soit, il préférait rester avec ses nouveaux copains.
Riche de l'avance qu’il avait pris sur les bancs de la classe à multiple niveaux de son village, élève vif mais peu appliqué, doté d’une mémoire redoutable, suivre le rythme unique de sa nouvelle classe où tout le monde apprenait au même pas lui pesait profondément. La préparation du fameux certificat d’études se fit sans trop d’efforts. Mais la lassitude pesait de plus en plus chaque jour et il ne sut, ou plus exactement il ne put, s’empêcher de le faire savoir en prenant le rôle de pitre de service.
Il n’était pas le seul à être las ; l'instituteur, autoritaire et rigide, l’exprimait régulièrement en déclamant théâtralement : « J'en ai marre de cette classe ! Personne ne travaille ! Je ferais mieux d'aller sur un chantier pousser une brouette ! » Ce dédain exagéré révoltait viscéralement notre jeune élève. Alors n'y tenant plus, un jour, celui-ci lui rétorqua devant toute la classe : « Mais qu'est-ce que tu attends pour aller la pousser, ta brouette ? Depuis le temps que tu en parles ! » Sans surprise, le bureau du directeur l’attendit dans la minute, pour y passer un mauvais moment. Grande et longue morale qui n’eut aucun effet sur son agitation...
L'instituteur finit par renoncer en cours d’année : « Moi, c'est fini, je ne m'occuperai plus de toi. Tu ne m'intéresses plus. Fais ce que tu veux ! » Le trublion s’occupa, le reste de l’année, du bien-être de ses camarades, naviguant dans la classe pour remplir les encriers, alimenter le feu dans le poêle, aider son collègue italien en grande difficulté, tout en faisant le travail demandé sans que personne ne le corrige.
Le jour des épreuves du certificat, arrivé avec quelques minutes de retard, montant les volées d'escaliers quatre à quatre, le trublion passa la porte de la classe de justesse et le visage de son ami italien s'illumina. Il était sauvé.
Après une journée complète de calculs, dictée, questions de lecture, explication de texte, rédaction, dessin, poème ou chant selon l'année, questions d'histoire-géographie et de sciences, les résultats étaient annoncés le soir même.
Assis dans leur classe, les élèves écoutaient attentivement l'instituteur révéler le palmarès. L'enseignant rayonnait de fierté: tous ses élèves apparaissaient sur la liste des admis! Mais, le regard stupéfait, il découvrit le nom de son pitre de service classé deuxième du canton !
Les élèves galvanisés par leur réussite cherchaient, sans trouver, une idée de cadeau pour celui qui avait nourri leur esprit. Notre jeune héros, bien décidé à ne pas donner un sou pour celui qui ne l'avait pas accompagné, restait un bon ami prêt à aider ses camarades et leur proposa de se rendre, le lendemain, au magasin pour acheter un digne présent avec leur cagnotte. En début d’après-midi, la classe est montée en avance pour poser le service à liqueur au coin du bureau. Personne n'osait adresser le compliment, alors encore une fois, par camaraderie, notre jeune homme se dévoua pour porter leurs voix. Le professeur est arrivé feignant d'être surpris. « Monsieur, pour vous remercier, nous avons décidé de vous offrir un souvenir… blablabla ». Pris d'émotion, cet instituteur qui l'avait relégué au rang des inintéressants, l’a serré dans ses bras, lui laissant le remord de ne pas avoir donné sa part à l’achat de la surprise !
Et devinez, ce qu’il advint de ce jeune trublion ? Après une formation professionnelle, après quelques années d'un travail très prenant, il s’orienta peu à peu vers… l’enseignement technique ! Il m’avoua avoir reconnu un peu de lui dans certains de ses élèves pénibles, ce qui lui avait donné quelques clés pour les mettre au travail.
Comme quoi, même les expériences pénibles finissent par devenir une ressource, un jour ou l’autre…
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