Mourir en héros... ou bien?
« Un grand homme en uniforme militaire au bout de la table qui distribue des bonbons à mes frères et sœurs, et moi qui tire sur son pantalon pour en avoir aussi... Voilà le seul souvenir que j'ai de mon père. Il est mort, je n'avais pas encore quatre ans.
Nous ne l'avions alors pas vu depuis plusieurs mois. Il avait abandonné son étude de notaire et sa famille dans la précipitation pour fuir la gestapo. Il avait beaucoup aidé les résistants. Parti en Algérie pour rejoindre les forces de Libération, il avait été blessé en Italie et remontait délivrer les villes depuis la Provence jusqu'en Alsace. Mais, ce soir-là, le soir de la distribution des bonbons à la Toussaint 1944, il avait pris le temps de venir nous embrasser. Le plus dur était passé, la France était libérée de toutes parts. Une dernière mission et il serait rentré pour Noël. »
J'entends encore la voix éraillée de sa fille, émue de me parler de ce père absent. Devant le monument aux morts de mon village, sous le grand ciel bleu, dans le silence des présents écoutant la lecture de lettres de Poilus, c'est à Jean que je pense. Ce papa dont j'ai lu avec émotions les lettres adressées aux siens, remplies de tendresse, lassitude, colère, espoir …
« À nos héros, morts pour la France »
Jean était mort pour son pays, engagé dans un combat qu'il avait choisi, par des actions d'informations secrètes ou par le corps à corps. Sa mort donne à réfléchir...
Une dernière mission qui ne devait pas être pour lui mais qui lui permettait de saluer des cousins dans la capitale juste avant Noël. Une dernière, et il redeviendrait père de famille. Deux jours avant le réveillon, une jeep, une plaque de verglas, une glissade, un bidon d'essence tombé, le coup du lapin, fini... Le héros est mort d'un accident de voiture, sans ennemi menaçant.
Quelle tristesse... Le Mistral souffle dans les pins et les oliviers. Un air militaire engage les porte-drapeaux, fatigués par l'âge mais investis, à tenir haut les couleurs de notre pays.
Les questions s'enchaînent... Est-ce une mort stupide ? Y aurait-il en ce cas des morts intelligentes ?
Jean serait mort le même jour, au même endroit, dans une embuscade ; cela aurait-il changé la valeur de sa mort ? Mourir pendant la bataille en Italie, aurait-ce été mourir en héros ? Les villes libérées durant sa remontée de la Provence ne suffisent-elles pas à dire de lui qu'il était un héros ?
Dans une guerre, y a t-il une valeur pour les vies et pour les morts? Quelle était celle des soldats effrayés au fond des tranchées, mort dans la boucherie du front ? La mort d'un gradé vaut-elle plus que la mort d'un appelé ? La mort d'un homme prêt à donner sa vie pour la guerre vaut-elle plus que celle d'un enrôlé de force qui manquera tout autant à ses proches ?
Jean était mort, c'était tout. Deux hommes sonnèrent chez lui quelques jours après Noël, la famille s' effondra, la petite fille ne réalisa pas. Elle ne connaîtra son père qu'à travers le souvenir de ses frères et sœurs, grâce à ses lettres envoyées depuis les quatre coins de ses missions. La guerre avait pris un père, un mari, un fils, un homme généreux.
La guerre c'est abominable, la mort c'est triste, pour tout le monde, voilà tout.
Pensée à ceux qui continuent de vivre sans ce proche enlevé par la guerre, hier, aujourd'hui...