Amérique, années 90
tomber sept fois, se relever huit
Qui n'a jamais eu envie de tout plaquer pour recommencer sa vie ailleurs ? Rêve de quelques secondes, projet de longue réflexion ou décision prise sur un coup de tête, l'idée d'un nouveau départ est une jolie promesse remplie d'espoir.
Pierre a rebondi maintes fois dans sa carrière, d'un défi à l'autre, de proposition en proposition. Toutes ne se sont pas conclues par une belle réussite, malgré son acharnement. Quand l'échec professionnel se cumule à l'échec conjugal, faire ses valises, aller voir ailleurs, tenter de tout reprendre à zéro reste le dernier projet motivant.
Quelques habits, quelques billets, le voilà parti pour un autre pays, au soleil, avec vue sur mer, entouré de verdure, bercé par le chant des oiseaux. Le paradis. Des gens simples, une vie simple, installé dans une cabane sur pilotis, Pierre reprenait sa vie en main, aidé par la communauté américaine locale. Son pari semblait avoir été un choix pertinent. Il n'était plus tout jeune mais il avait encore quelques belles années et assez d'énergie pour finir sa vie avec panache dans cet endroit paradisiaque. Ainsi défilèrent les mois... jusqu'à ce que tout bascule.
Du moins, jusqu'à ce qu'il bascule, dans le vide, dans l'obscurité. Un simple accident, alors qu'il rentrait d'un repas chez des amis, lui aura fait toucher le fond dans tous les sens du terme. Pour avoir voulu éviter un camion arrivant trop vite sur le pont qu'il traversait, son écart l'emporta dans une grande chute. Aucune rambarde n'avait retenu Pierre, tombant dans le vide, et percutant de tout son dos un énorme tronc d'arbre charrié par la rivière. C'était la nuit, dans un village peu éclairé et son souffle fut littéralement coupé. Son compagnon de chemin l'avait sans aucun doute vu tomber, mais comment pouvait-il l'aider dans cette obscurité presque totale ? Notre homme dut attendre que ses poumons se décontractent pour reprendre un vrai souffle, reprendre ses esprits et quelques forces pour escalader ce morceau de falaise. Immobile, la douleur était diffuse, mais le premier mouvement de retournement lui arracha un cri. Les dégâts s'annonçaient pires qu'il ne le pensait. Bon an mal an, en serrant les dents, en jurant, Pierre remonta la pente. Ses hôtes lui offrirent un bon lit et quelques jours de répit. Il était hors de question de supporter des heures de voiture sur des routes défoncées pour rejoindre un hôpital ou un médecin. L'heure était à la patience, au repos et à l'espoir, priant pour que rien de vital ne soit touché.
Les premiers jours d'inquiétude passés, Pierre reprit le chemin de sa cabane sur pilotis. Bus, taxi, vélo, puis fin du chemin à pied. Des heures de trajet douloureux pour réaliser au bas de son échelle qu'il ne sera pas raisonnable de la monter et de la descendre chaque jour. Un hamac est donc devenu son lit de rétablissement pour plusieurs semaines. Il ne le quittait à grand peine qu'en cas de grande nécessité. Enfin... quand les crabes sortis de terre par millier pour échapper à l'humidité du sol trempé par la saison des pluies lui laissaient un peu de place pour marcher. Seul, au chômage, douloureux, cerné de crabes, dans un hamac humide, Pierre se sentait au fond d'un gouffre abyssal. Toute cette énergie dépensée à reconstruire sa vie pour finir comme un légume fané au fond d'un hamac... L'âge n'aide pas les guérisons rapides. La patience devient désespoir, long, gluant... Mais parfois le déclic ne tient pas à grand chose. Pour lui, ce fut la charité d'une jeune inconnue.
Alors qu'il attendait un bus pour enfin rejoindre un kiné réparateur, notre homme tomba secrètement sous le charme de la jeune femme qui le précédait dans la file d'attente. C'est ainsi, il n'a jamais pu résister aux charmes des femmes, qu'importent son âge, le pays, les saisons.... Cette belle demoiselle occupa silencieusement son esprit le temps de l'attente, lui faisant oublier son corps douloureux. Suivant sa muse du moment dans l'escalier du bus, le conducteur l'arrêta et lui fit comprendre que ça n'était pas la peine d'avancer, le bus était complet. Voilà comment prenait fin son départ en soin. Il devrait attendre le prochain bus, dans plusieurs heures, avec ses douleurs. Déçu, abattu, il entama sa descente du bus. Aussitôt, la jeune femme se leva et lui fit signe de prendre sa place avec un sourire charitable. Elle laissait son siège à une personne âgée mal en point et renonçait à son trajet parce qu'il lui avait fait pitié. Quand on a été un gentleman séducteur toute sa vie, à tenir les portes, tirer les chaises, offrir des compliments sincères et faire fondre les cœurs grâce à un sourire ravageur, sa dignité en a pris un sacré coup ! Lui qui l'avait regardée discrètement comme le séducteur qu'il avait toujours été se rendait compte qu'il n'avait donné que l'image d'un pauvre vieux bonhomme. Et ça, ça n'était pas possible, pas pensable, pas imaginable ! Qu'était devenu le fringant Pierre ? C'était décidé, il fallait se reprendre et sans tarder, la vie est trop courte ! Rien de tel pour accélérer une guérison, reprendre le cours de sa vie avec énergie et vivre d'autres aventures, d'autres nouveaux départs !
photo issue de freepick