Celle qui n’arrivait pas à le dire/celui qui ne s’attendait pas à kiffer
Le samedi matin se reconnaît aux promeneurs de valise qui cherchent leur chemin dans les petites ruelles ou qui s’engouffrent dans la grande artère pour rejoindre la gare. Les tracteurs ne sont pas découragés, il leur reste les festivaliers locaux, les marathoniens des salles de spectacle venus pour plusieurs semaines, et les Avignonnais se rendant à leur terrasse habituelle pour le café détente de début de week-end. Tous occupés à leur objectif, ils se croisent et remplissent les grandes rues de la ville.
Celle qui n’arrivait pas à le dire
Une jeune femme aux grands yeux clairs offre ses tracts dans une rue calme joignant deux lieux de haute fréquentation. Je l’ai remarquée depuis le premier jour. Qui ne la remarquerait pas avec ses longs rubans colorés suspendus à une couronne de fleurs maintenue haut, au-dessus de sa tête ? Ses yeux clairs, ses pommettes, ses traits fins et ce ciel de fleurs enrubannés évoquent la culture slave. En l’abordant, l’accent qui teinte son très bon français indique des origines de l’Est. Cette pièce qu’elle a écrite, qu’elle chante avec un pianiste raconte un peu son histoire : l’histoire d’une jeune fille dans un petit village loin de tout en Ukraine qui se rêve sur scène à Paris, jusqu’au jour où la Providence entre sa vie. Cette jeune femme est douce, souriante, sans pour autant dire qu’elle est légère. Son regard et sa voix dénotent la gravité de l’exil, et l’espérance d’une vie meilleure.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédienne ?
J’ai toujours aimé l’univers du spectacle, depuis petite. Au lycée, dans mon pays, j’ai choisi ça, le spectacle, je ne voyais pas quoi faire d’autre. J’aime tellement me sentir être moi et une autre en même temps, pouvoir exprimer tant de choses, tant d’émotions, être libre.
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédienne ! »
J’ai commencé par le chant et très longtemps ma professeur me disait que j’avais la technique, que c’était bon, mais qu’il me manquait quelque chose : oser me dire que j’étais chanteuse. Pour débloquer cette chose que j’étais incapable de dire à haute voix, elle m’a obligée à le dire à tous les débuts de cour, jusqu’à ce que je le pense. Aujourd’hui, après des années, j’arrive à le dire : je suis chanteuse et je suis comédienne, c’est mon métier ! Mais jamais, je n’arrive à le penser vraiment. Chaque projet me remet en question et me donne de l’expérience. Présenter une pièce au festival était mon rêve, j’y ai donné beaucoup d’énergie et d’économies pour le réaliser. C’est déjà un premier aboutissement !
Et tout ça, grâce à qui ?
Mon mari qui me soutient toujours, qui m’aide, me fabrique mon sac à dos surmonté de la couronne de fleur et de rubans. Et puis aussi mes amis qui m’encouragent et le pianiste qui m’accompagne et avec qui je travaille en confiance !
Elle repart avec grâce, les rubans virevoltant autour d’elle et de sa robe…
Celui qui ne s’attendait pas à kiffer
Plus loin, un jeune homme me happe au passage. En deux secondes, son tract est dans ma main et il enclenche la discussion autour du titre énigmatique de sa pièce : Le Révizor. L’histoire à suspens d’un inspecteur d’État venu incognito contrôler le bon fonctionnement d’une administration défaillante dans un petit village. Les tentatives de tous les protagonistes pour débusquer cet agent et cacher les problèmes internes tournent la pièce à la farce. Le tract m’apprend qu’il s’agit d’une œuvre de Nicolas Gogol. Dans le genre décalé et cynique, l’auteur est un maître en la matière. Ce jeune homme en parle avec réjouissance, visiblement ils prennent plaisir à faire rire tous les jours ! Il n’est pas seul, c’est un projet de sa troupe. Ils sont neuf !
Vous souvenez-vous du jour où vous avez décidé d’être comédien ?
Je faisais du théâtre amateur, pour le plaisir. J’étais surtout investi dans le sport. Puis les premières représentations applaudies et les retours positifs du public m’ont donné envie de persister. Un jour, l’accueil du public a été tellement bon que j’ai trouvé ça plus satisfaisant qu’une victoire au sport. Alors j’ai rejoint une troupe et j’ai décidé de tenter l’aventure.
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis, je suis comédien ! »
Je n’en suis pas là ! Pour le moment, nous avons fait deux dates avec la salle pleine (et ce n’est pas une petite salle) et ça m’a suffi à me dire que c’était un bon signe !
Et tout ça, grâce à qui ?
À ma prof de 4ème qui nous a fait jouer du théâtre en classe, puis à notre metteur en scène qui porte ce projet avec une énergie de dingue. Il nous entraîne avec lui dans sa détermination à présenter notre travail au public, à nous faire connaître. Et aussi, je dirais grâce à la troupe parce qu’on y trouve un esprit de famille qui rend ce festival agréable. Les semaines sont chargées, les journées sont intenses, mais comme on est tous ensemble, ça se passe bien ! Et puis, comme on veut tous la réussite du projet, ça nous tire tous vers le haut !
Ce jeune comédien humble, agréable et enthousiasmé par cette pièce et l’ambiance solidaire hors plateau cherche des yeux « d’autres profils plus intéressants » que lui dans la troupe, mais c’est lui qui était sur mon chemin. Son double parcours sport et théâtre est une nouvelle approche du métier que je n’avais pas encore entendue. Travailler, s’entraîner, répéter pour le geste parfait, pour la réussite, peut être le dénominateur commun de ces deux pratiques. L’une met directement en compétition des équipes dans une forme d’adversité, quand l’autre fait une place à chacun. Je n’ai jusque-là senti aucune animosité entre gens du spectacle : tous se croisent avec un mot sympathique. La seule concurrence qui règne dans le festival reste la jauge à remplir. 1600 spectacles tellement différents, présentés chaque jour pendant trois semaines à un public tellement varié dans ses envies, poussent chaque troupe, chaque comédien, à se faire connaître. Il faut faire parler de soi, pour rentabiliser l’investissement financier et surtout pour être programmé ailleurs, plus tard, par des chercheurs de talents. Oui, le festival est peut-être un marathon où chacun tente de se démarquer, mais à la fin, il n’y a pas de podium. Les comédiens ne viennent pas chercher une coupe, ils viennent donner de l’émotion, faire réfléchir, faire rêver et faire des rencontres, faire signer des contrats, faire écrire des articles pour se projeter dans une année prometteuse !