Celui qui ne voulait plus de violoncelle entre lui et le monde, qui prend le temps d’écouter une ado.
La météo annonçait la canicule, et le ciel l’a fait mentir. Un plafond de nuages nous offre une matinée agréable, les cigales chantonnent gentiment. Est-ce la prédiction d’un air suffocant qui a fait fuir les festivaliers ? Les rues sont calmes, le flot de promeneurs est plus discret, les tracteurs moins bruyants. Ou tous ont souffert de la chaleur extrême de la veille et profitent de la fraîcheur pour récupérer ?
Le temps de boire un café en terrasse, deux hommes viennent nous inviter à leur comédie dont le décor est un monastère où le héros va découvrir une palette de personnages tous plus loufoques et délirants. Puis une jeune femme souriante me demande comment s’annonce ma journée et nous propose une pièce ce soir à 22 h 15. Oui, il y a aussi des séances tard le soir ! Inspirée d’un roman inachevé, elle reprend cette histoire d’un groupe d’inconnus décidant de fuir la société pour suivre l’homme qui sait où se trouve la montagne cachée, promesse d’un passage vers un monde meilleur. Un thème social et philosophique sur lequel la compagnie a décidé de nous jouer le processus créatif d’une troupe. Le roman devient le sujet de création de la troupe qui le met en scène sur scène devant nous. Une mise en abyme que la jeune fille raconte avec enthousiasme et humour.
L’équipe radio installe son studio d’extérieur pour la dernière fois de ce festival. Je discute quelques minutes avec la directrice qui m’avait invitée à suivre l’émission. Je lui partage mon questionnement de la veille : les troupes joueront-elles vraiment jusqu’à dimanche, alors que beaucoup de festivaliers auront repris la route du retour ?
« Jusqu’à la dernière, tout peut se jouer : un programmateur, une bonne critique… Tout est bon à prendre alors elles jouent jusqu’au dernier créneau. Parfois même il n’y a qu’une poignée de spectateurs, mais personne ne sait qui ils sont ni la bonne publicité qu’ils pourraient faire. Alors oui, il y aura du théâtre jusqu’à dimanche soir. Puis la ville sera déserte.
— Déprimante », rajoute un monsieur.
Il reste donc trois jours à vivre de cette parenthèse avignonnaise !
Trois, deux, un, signe du doigt : antenne ! Les chroniqueurs de tous âges (même une jeune enfant) viennent témoigner de leurs derniers coups de cœur, puis laissent place à un comédien aux lunettes de soleil rétro design. L’homme trentenaire, svelte, les cheveux clairs et le nom à consonance hollandaise, est Mesrine sur scène. Le Mesrine qui s’est raconté dans son autobiographie écrite en prison. Le Mesrine révolté par la société, assoiffé de liberté quitte à y laisser sa peau. Il est le comédien qui retrace le fil de sa violence, de la violence qui a nourri sa violence. Pendant ce temps, dans les coulisses imaginaires, l’assistante gère son talkie et son portable avec frénésie, le prochain invité est dangereusement en retard. L’animateur, averti dans son oreillette, demande un extrait de la pièce. Le comédien change de ton, d’une voix plus grave, plus sombre, plus résignée, il reprend quelques lignes du criminel, écrites dans la nuit de sa cellule où il sait déjà que l’issue de sa fuite en avant ne pourra être que la mort. Le trentenaire joue ici son premier festival, il est plus habitué aux scènes anglaises. Français, il a fait sa formation dramatique à Londres où s’est tissé son réseau. Je jette un coup d’oeil à ma fille dont c’est le rêve, on se comprend. Venir à Avignon est pour lui un retour au pays. L’invité tant attendu par l’assistante se glisse essoufflé sur le siège et reprend sa respiration le temps du jingle. J’intercepte Mesrine (combien de policiers auraient aimé dire cette phrase ?).
Vous souvenez-vous du jour où vous avez choisi d’être comédien ?
Je ne me souviens pas du moment précis, mais de la sensation. J’étais au conservatoire de musique depuis tout petit, violoncelliste. C’était au fond le projet de mon père. Et puis un atelier de théâtre au lycée et un autre pendant les vacances m’ont fait réaliser à quel point j’étais plus libre pour m’exprimer sans instrument de musique entre moi et le monde, juste avec ce que j’ai : mon corps et ma voix. Ça a été une sensation de liberté extraordinaire. Quand j’ai décidé d’arrêter le violoncelle pour suivre des cours de théâtre, mon père m’a dit que je faisais une grave erreur. Mais ça ne m’a pas freiné, je sentais que c’était ma voie…
Racontez-moi le jour où vous vous êtes dit : « Ça y est, j’y suis arrivé ! Je suis comédien. »
Je dirais que quand j’ai été accepté à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres, je me suis dit, que c’était bon, je devais être assez bon pour devenir ce que je voulais être : un comédien. Attention, ça n’a pas empêché de beaucoup travailler ! Ça n’était qu’un bon début !
Et tout ça, grâce à qui ?
À tous ceux que j’ai rencontrés sur mon parcours, à ceux qui m’ont encouragé même quand je n’étais pas bon. Parfois on passe à côté, on peut être médiocre et vouloir tout abandonner. Ça arrive. Et puis, il suffit d’une personne qui vous dit : « Mais non, c’est super, vas-y continue ! » pour repartir sur un nouveau projet.
Apprenant que ma fille aimerait suivre ce même parcours fait de théâtre et de vie anglaise, il lui demande sa motivation. L’interview se renverse, c’est lui qui questionne ma fille. Du haut de ses seize ans, elle parle du sentiment de liberté et d’adrénaline sur scène, de cette sensation extraordinaire d’être elle et tant d’autres à la fois, de donner vie à des personnages qui ne sont que des lignes dans un texte, de construire les intentions avec les partenaires de scène et de voir le chemin parcouru entre le texte initial et l’histoire qui prend vie devant les spectateurs. Il se met à lui parler en anglais et ils échangent un moment, partagent l’enthousiasme de la création. Il lui donne des conseils de parcours que nous écoutons attentivement. Je ne suis plus vraiment là, je savoure ce moment de transmission entre celui qui a déjà fait un bon bout de chemin et celle qui est dans les startingblocks. Comme tous ceux déjà rencontrés, il est lucide sur les conditions de carrière, les aléas, les grands moments et les calmes, mais comme ils disent tous : « Si tu as ça en toi, fonce et tente ! » Il a la chance de pouvoir comparer le statut d’artiste en Angleterre et en France. « L’Angleterre a le roi et Shakespeare, les Anglais ont le théâtre dans leur culture. En France, on a l’amour de la culture et un État qui soutient les comédiens pour que perdurent la création et le patrimoine théâtral. C’est une chance ! Cela ne veut pas dire que tous les comédiens s’en sortent, beaucoup renoncent parce que c’est difficile, mais quand tu as le feu intérieur et que tu bosses beaucoup, ça peut aussi très bien marcher. Il faut tenter pour le savoir ! »
Comme très souvent depuis le début de ce projet, je ressens de la sincérité dans les mots de ce comédien. Il n’y a pas d’ego surdimensionné, de peur de se faire prendre sa place, il y a même à chaque fois une grande humilité. La scène est assez grande pour tous. Reste à y rester au prix de beaucoup de travail et d’un soupçon de chance.