Quand des amoureux défient la tradition provençale (Provence, début XX°siècle)
Quand une collègue de travail m'a demandé d'écrire la vie de ses parents pour la transmettre à son très jeune fils, je ne pensais pas voyager en tradition provençale ! Installée depuis trente ans dans le Vaucluse, j'étais plutôt allergique à ce patrimoine culturel qui cultivait, à mon sens, un entre-soi hautain. Je m'en explique. Mon arrivée à l'âge de onze ans avait été l'objet de bien des rires, au sujet de mon accent bordelais et de mon look qui n'en était pas un. Effectivement, de là où je venais, la notion même de look n'existait pas. Ces moqueries répétées m'avaient coupé l'envie de découvrir la culture de ces jeunes filles inhospitalières. Elles se retrouvaient le samedi au cercle des danseuses comtadines, mais pour moi, si être provençale, c'était ne pas accepter l'étranger, je ne tenais pas à en devenir une... La vie réserve bien des surprises.
Le jour où je fus accueillie chez Mr et Mme D. pour notre première rencontre, je fus un peu inquiète de découvrir des tableaux d’Arlésiennes et un mannequin habillé d'une magnifique robe mordorée, longue, ajustée, parée de broderies et accessoires d'un autre âge. Appréhension que la chaleur et la sympathie de mes hôtes me firent vite oublier. Rapidement, je fus curieuse de découvrir leur patrimoine et leurs traditions qu'ils partageaient avec générosité. Au fil de nos rencontres, je plongeais avec plaisir dans le quotidien provençal de la première partie du XXème siècle, une immersion dans leurs racines. La grand-mère cheffe de famille autoritaire, le poids des traditions posé sur le destin des enfants, la guerre et ses traumatismes...
Enfants de la Seconde Guerre Mondiale, mes deux raconteurs ont mené leur vie avec une soif d'indépendance et la motivation d'échapper à la misère de leurs parents. Heureux de voir le monde se moderniser et leur quotidien se simplifier, ils n'en n’oublièrent jamais leurs racines comtadines et arlésiennes. Et oui, d'un bord à l’autre de la Durance, la culture n'est pas tout à fait la même ! Leur attachement à cette identité régionale que Frédéri Mistral défendit et théorisa en un livre incontournable pour les amoureux du provençal, ils le partagent avec leur fille et leurs petits-enfants.
Cette rencontre me permit, au bout du compte, de comprendre que la transmission d'une tradition ne cherche pas tant à faire revivre un passé révolu que d'entretenir le souvenir d'une culture locale, comme il en existait au quatre coin du pays, au coeur de notre monde ultra moderne qui normalise tout et efface les particularismes (les accents, les traditions, les expressions...)
Avec Mr et Mme D., nous voyageons entre traditions et modernité, entre racines et avenir, un équilibre qu'ils ont su trouvé intelligemment à deux.
Mariages contrariés (Provence, 1930)
Mr D. a eu la chance d'avoir des parents qui se sont choisis et se sont aimés, au grand dam de la famille paternelle. Au début du XXème siècle, quand votre famille possède de belles terres, on est chanceux si le coup de foudre tombe sur celle ou celui que vous avaient choisi vos parents. Ce ne fut pas la belle et facile histoire du père de Mr D.. Il tomba amoureux d'une fille de peu de biens et dont l'amour sincèrement partagé donna rapidement un fruit trop tôt venu. La future grand-mère paternelle ravala son amertume et dut organiser un mariage rapide, à l'abri du regard des villageois. Nos jeunes mariés heureux ont officialisé leur union dans une église obscure, dans le secret de la nuit, promenant leur court cortège de mariage dans les ruelles sombres du village. Le père de Mr D. avait décidé de choisir sa femme, il choisira aussi sa vie, renonçant à sa place dans les affaires familiales. Pour être libre, il quitta ce village trop curieux et soucieux du « qu'en dira t-on ». Ce ne fut pas une vie simple à assumer, mais elle épargna à sa femme le poids permanent du regard réprobateur de sa belle-mère.
Il faut dire que ce mariage n'était pas le premier projet contrarié de cette grand-mère. Son fils aîné avait déjà renoncé au mariage arrangé pendant sa mobilisation sur le front. A peine revenu de la guerre, il dut se rendre à l'église épouser une femme qu'il n'aimait pas, qu'il connaissait sans doute à peine. Les circonstances de son renoncement estomaquèrent tout le village, sa mère et sa nouvelle femme en premier lieu. Sortant de l'église, la bague au doigt, il annonça aller acheter des cigarettes. On ne le revit plus! Il avait, sans attendre, repris un train pour l'Est, où il avait passé ses années de soldats. Au bilan des perspectives familiales, cette grand-mère accumulait les échecs : le fils aîné disparu, le troisième engagé dans un mariage honteux et quittant le village... Heureusement pour elle, restait son second fils qui reprit le domaine ! Espoir de courte durée, éternel célibataire, il ne donna aucune descendance qui puisse reprendre les terres... On a beau vouloir forcer le destin, il n'en fait parfois qu'à sa tête!
Heureusement pour Mr D., toute cette dramaturgie familiale n’entacha aucunement sa vie. Certes, ses parents ont eu bien du mal à joindre les deux bouts alors qu'ils auraient pu profiter du domaine familiale prospère. Faire des choix, prendre des risques : la liberté a parfois un prix. Pour les parents de Mr D. il valait bien le bonheur d'une famille aimante. Notre héros eut la chance de grandir entouré de l'amour de ses parents et de ses sœurs, une base solide pour démarrer sa vie !
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