Le Rhône longe les remparts d'Avignon et parfois les carresse quand il se fait gros. Celui qui irrigue la Provence a pu se montrer monstrueux, dévastateur. Le célèbre pont d'Avignon en est témoin. Une trentaine d'arches n'ont pas résisté à son tumulte.
Ce coin de France, avant d'attirer des touristes du monde entier, fut longtemps réputé pour sa rudesse : canicules, Mistral et sécheresses cédant leur tour aux inondations. Des plaques souvenirs sur les remparts à plus d'un mètre du sol, des rails de batardeaux sur leurs portes et des photos rappellent combien le Rhône, autrefois, pouvait menacer la ville. Bien plus souvent qu'aujourd'hui, il s'installait en maître dans les petites rues de la ville et l'assiégeait plusieurs semaines. Dernièrement, cinq jours de débordements sur les quais ont désorganisé la ville. Mais ils sont tellement anecdotiques au regard des caprices qu'elle pouvait subir autrefois.
« Avant que le Rhône ne soit endigué, c'était autre chose ! »
Deux raconteurs m'en ont témoigné, gardant le souvenir d'un fleuve cause de lacunes scolaires et de pauvreté !
En effet, les crues ne duraient pas trois jours, mais des semaines complètes, et s'imposaient régulièrement.
Ainsi René et sa famille, voyant le Rhône monter doucement mais obstinément, emmenaient leur âne au puits remplir toutes leurs réserves d'eau potable, mettaient leurs animaux à l'abri et préparaient leur maison à l'arrivée du fleuve. Tous savaient dès lors que, pour les semaines à venir, ils devraient enjamber la fenêtre de la chambre des parents pour rentrer chez eux. Seule issue à l'étage, à l'arrière de la maison, donnant sur la route qui desservait le haut du village. Leur perron d'entrée, leur cour, leur chemin d'accès, leurs champs de maraîchage, tous en contre-bas, disparaissaient alors sous les eaux boueuses du fleuve. Des semaines passaient sans avoir accès à la route de l'école, noyée sous des mètres d'eau. René et ses frères devaient alors prendre celle qui partait en lacets autour de la Montagnette, rallongeant de dix kilomètres leurs six kilomètres habituels. Quand on est petit, ça fait beaucoup de tours de pédales, matin et soir qui plus est. Lui, le plus petit, patientait donc à la maison que le Rhône veuille bien retourner dans son lit, pendant que ses frères roulaient leur trente-deux kilomètres quotidiens. Ainsi, le Rhône fit rater bien des jours d'école au petit garçon, et perdre bien des récoltes à son père...
Robert, lui, habitait sur une île dont les contours s'effaçaient de beaucoup les jours de crues. Sa maison n'avait plus de rez-de-chaussée pendant un long moment. La famille se retrouvait souvent cantonnée à l'étage, dans l'humidité ambiante et le froid. Quand il le fallait, son père se rendait chez les cousins ou au village en barque, en luttant contre le courant. L'école devenait ces jours-là la dernière priorité et les récoltes de ses vergers la plus grande. Robert patientait tant bien que mal pendant que ses camarades du village écoutaient la maîtresse. Son père patientait impuissant, priant que ses vergers résistent au courant.
Ce Rhône nourricier rappelait épisodiquement sa puissance, anéantissant les efforts de ses riverains. Aujourd'hui, les ponts résistent, les digues tiennent bon, notre voisin coule sagement... sauf quelques jours, de temps en temps, il vient chatouiller les remparts, toquer aux portes et nous rappeler qu'il reste un fleuve parfois imprévisible !
photo issue de freepick