Nous avions laissé Paul avec les Allemands installés dans le jardin...
Aucune arrestation sommaire ou peloton d'exécution venu perturber la vie du village mais quelques régiments SS ou des jeunesses hitlériennes qui défilaient.
Contre toute attente, les soldats occupants la grange se sont montrés très respectueux, jamais offensant ni menaçant. Plus que tout, c'est en partie grâce à eux qu'il n'a pas crevé pas de faim. Le midi quand les troupes mangeaient devant chez eux et que le petit garçon et ses frères les regardaient manger à leur faim, leur ventre gargouillant, aux prises avec un vide creusé par trop de pauvres repas, les occupants leur lançaient des bouts de pain ou les restes de leur repas. Se formait alors une mêlée d'enfants dans laquelle les grands-frères donnaient les coups de poings et les petits se faufilaient pour se jeter sur le bout de nourriture. Leur gros ventre et leurs jambes toutes fines révélaient leur état de dénutrition avancée.
Sa famille a bien eu un petit cochon, en plus des quelques volailles et lapins mais ils ont eu bien du mal à tous les engraisser. Le cochon était un investissement rentable que tout le monde cherchait à se procurer, quand bien même il fallait en donner la moitié au gouvernement, au boucher du village dans les faits. La providentielle bête ne demandait que quelques mois de nourrissage et d'entretien faciles. Mais, pour lui donner des restes, fallait-il encore avoir eu un repas! Le cochon pesait cinquante kilos le jour de son arrivée, et après quelques mois, le jour de sa transformation en charcuterie, il ne pesait pas un gramme de plus. Lui aussi avait eu faim.
C'était la pénurie de toutes parts. Tout se récupérait, rien ne se perdait, ni en alimentation ni en matériaux de récupération. A tel point que le cantonnier ne ramassait pas grand chose dans son tombereau. Les pneus trouvés en promenade étaient un trésor promis à devenir charnière de portes ou semelles de chaussure. Les filets de camouflage militaires, effilés et enroulés en bobine, étaient transformés en semelles façon espadrille. Son père n'avait plus qu'à y coudre un bout de tissu. Tissu lui aussi de récupération, qui plus est illégale, mais parfois, nécessité fait loi. En effet, la grosse toile de jute des sacs des PTT de mauvaise qualité permettait à son père de coudre des culottes courtes, des pantalons, des tricots de peau et des chaussures. Cette courte toile de jute rêche et lâche ne tenait pas leurs frêles jambes au chaud... La preuve de l'appartenance aux PTT ancrées en grandes lettres sur leurs habits disparaissait sous la teinture noire faite maison. Leurs jambes et leurs bras en gardaient une coloration noire qu'il fallait frotter avec le peu d'eau disponible pour la toilette.
Lorsqu'en mai 1944, la situation militaire allemande s'aggrava, les Allemands renforcèrent leur présence et leur surveillance. C'est ainsi que l'école, dans sa totalité, devint le quartier général des occupants, et que tous les élèves furent mis en vacances. Enfants enthousiastes, ils n'avaient pas conscience que cette fermeture annonçait des heures plus sombres. La tension allait devenir palpable et la faim encore plus terrible. Le village appauvri par la pénurie connaîtrait dès lors une vraie misère générale.
La mise en place des tickets de rationnement faisait faire la queue dès quatre heures du matin devant les magasins, selon les arrivages annoncés par les affiches. Bien souvent, au dixième client le stock était vide. Le troc était devenu la règle... Le cordonnier fabriquait un semblant de chaussures, en fait des semelles de bois nouées par des liens à la cheville, contre quelques dédommagements en nature. Un bout de ceci ou un peu de cela aurait fait l'affaire. Mais la famille de notre petit Paul n'avait rien à lui donner, donc ses frères et lui marchèrent pieds-nus. A l'été 1944, bon nombre d’enfants marchaient pieds nus dans le village, faute de pouvoir récupérer ni chaussures ni chaussettes, ni plus rien pour s’en fabriquer !
Nous laissons le petit Paul à la veille de la libération, un épisode palpitant que vous pourrez bientôt découvrir!
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